Le maréchal des logis semblait n’être pas tout à fait aussi décidé; le nom de la comtesse Pietranera lui donnait de l’inquiétude, il avait connu le général, dont il ne savait pas la mort. «Le général n’est pas un homme à ne pas se venger si j’arrête sa femme mal à propos», se disait-il.
Pendant cette délibération qui fut longue, la comtesse avait lié conversation avec la jeune fille qui était à pied sur la route et dans la poussière à côté de la calèche; elle avait été frappée de sa beauté.
– Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat, ajouta-t-elle en parlant au gendarme placé à la tête des chevaux, vous permettra bien de monter en calèche.
Fabrice, qui rôdait autour de la voiture, s’approcha pour aider la jeune fille à monter. Celle-ci s’élançait déjà sur le marchepied, le bras soutenu par Fabrice, lorsque l’homme imposant, qui était à six pas en arrière de la voiture, cria d’une voix grossie par la volonté d’être digne:
– Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous appartient pas.
Fabrice n’avait pas entendu cet ordre; la jeune fille, au lieu de monter dans la calèche, voulut redescendre, et Fabrice continuant à la soutenir elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit profondément; ils restèrent un instant à se regarder après que la jeune fille se fut dégagée de ses bras.
«Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice: quelle pensée profonde sous ce front! elle saurait aimer.»
Le maréchal des logis s’approcha d’un air d’autorité:
– Laquelle de ces dames se nomme Clélia Conti?
– Moi, dit la jeune fille.
– Et moi, s’écria l’homme âgé, je suis le général Fabio Conti, chambellan de S.A.S. monseigneur le prince de Parme; je trouve fort inconvenant qu’un homme de ma sorte soit traqué comme un voleur.
– Avant-hier, en vous embarquant au port de Côme, n’avez-vous pas envoyé promener l’inspecteur de police qui vous demandait votre passeport? Eh bien! aujourd’hui il vous empêche de vous promener.
– Je m’éloignais déjà avec ma barque, j’étais pressé, le temps étant à l’orage; un homme sans uniforme m’a crié du quai de rentrer au port, je lui ai dit mon nom et j’ai continué mon voyage.
– Et ce matin vous vous êtes enfui de Côme?
– Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan voir le lac. Ce matin, à Côme, on m’a dit que je serais arrêté à la porte, je suis sorti à pied avec ma fille; j’espérais trouver sur la route quelque voiture qui me conduirait jusqu’à Milan, où certes ma première visite sera pour porter mes plaintes au général commandant la province.
Le maréchal des logis parut soulagé d’un grand poids.
– Eh bien! général, vous êtes arrêté, et je vais vous conduire à Milan. Et vous, qui êtes-vous? dit-il à Fabrice.
– Mon fils, reprit la comtesse: Ascagne, fils du général de division Pietranera.
– Sans passeport, madame la comtesse? dit le maréchal des logis fort radouci.
– A son âge il n’en a jamais pris; il ne voyage jamais seul, il est toujours avec moi.
Pendant ce colloque, le général Conti faisait de la dignité de plus en plus offensée avec les gendarmes.
– Pas tant de paroles, lui dit l’un d’eux, vous êtes arrêté, suffit!
– Vous serez trop heureux, dit le maréchal des logis, que nous consentions à ce que vous louiez un cheval de quelque paysan; autrement, malgré la poussière et la chaleur, et le grade de chambellan de Parme, vous marcherez fort bien à pied au milieu de nos chevaux.
Le général se mit à jurer.
– Veux-tu bien te taire! reprit le gendarme. Où est ton uniforme de général? Le premier venu ne peut-il pas dire qu’il est général?
Le général se fâcha de plus belle. Pendant ce temps les affaires allaient beaucoup mieux dans la calèche.
La comtesse faisait marcher les gendarmes comme s’ils eussent été ses gens. Elle venait de donner un écu à l’un d’eux pour aller chercher du vin et surtout de l’eau fraîche dans une cassine que l’on apercevait à deux cents pas. Elle avait trouvé le temps de calmer Fabrice, qui, à toute force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait la colline. «J’ai de bons pistolets», disait-il. Elle obtint du général irrité qu’il laisserait monter sa fille dans la voiture. A cette occasion, le général, qui aimait à parler de lui et de sa famille, apprit à ces dames que sa fille n’avait que douze ans, étant née en 1803, le 27 octobre; mais tout le monde lui donnait quatorze ou quinze ans, tant elle avait de raison.
«Homme tout à fait commun», disaient les yeux de la comtesse à la marquise. Grâce à la comtesse, tout s’arrangea après un colloque d’une heure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire dans le village voisin, loua son cheval au général Conti, après que la comtesse lui eut dit:
– Vous aurez 10 francs.
Le maréchal des logis partit seul avec le général; les autres gendarmes restèrent sous un arbre en compagnie avec quatre énormes bouteilles de vin, sorte de petites dames-jeannes, que le gendarme envoyé à la cassine avait rapportées, aidé par un paysan. Clélia Conti fut autorisée par le digne chambellan à accepter, pour revenir à Milan, une place dans la voiture de ces dames, et personne ne songea à arrêter le fils du brave général comte Pietranera. Après les premiers moments donnés à la politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se terminer, Clélia Conti remarqua la nuance d’enthousiasme avec laquelle une aussi belle dame que la comtesse parlait à Fabrice; certainement elle n’était pas sa mère. Son attention fut surtout excitée par des allusions répétées à quelque chose d’héroïque, de hardi, de dangereux au suprême degré, qu’il avait fait depuis peu; malgré toute son intelligence, la jeune Clélia ne put deviner de quoi il s’agissait.
Elle regardait avec étonnement ce jeune héros dont les yeux semblaient respirer encore tout le feu de l’action. Pour lui, il était un peu interdit de la beauté si singulière de cette jeune fille de douze ans, et ses regards la faisaient rougir.
Une lieue avant d’arriver à Milan, Fabrice dit qu’il allait voir son oncle, et prit congé des dames.
– Si jamais je me tire d’affaire, dit-il à Clélia, j’irai voir les beaux tableaux de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom: Fabrice del Dongo?
– Bon! dit la comtesse, voilà comme tu sais garder l’incognito! Mademoiselle, daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et s’appelle Pietranera et non del Dongo.
Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan par la porte Renza, qui conduit à une promenade à la mode. L’envoi des deux domestiques en Suisse avait épuisé les fort petites économies de la marquise et de sa sœur; par bonheur, Fabrice avait encore quelques napoléons, et l’un des diamants, qu’on résolut de vendre.