A peine Gonzo parti pour le Corso, Clélia alla prendre l’air dans le jardin de son palais. Elle ne se fit pas l’objection que depuis dix mois elle n’y avait pas mis les pieds. Elle était vive, animée; elle avait des couleurs. Le soir, à chaque ennuyeux qui entrait dans le salon, son cœur palpitait d’émotion. Enfin on annonça le Gonzo, qui, du premier coup d’œil, vit qu’il allait être l’homme nécessaire pendant huit jours. «La marquise est jalouse de la petite Marini, et ce serait, ma foi, une comédie bien montée, se dit-il, que celle dans laquelle la marquise jouerait le premier rôle, la petite Anetta la soubrette, et monsignore del Dongo l’amoureux! Ma foi, le billet d’entrée ne serait pas trop payé à deux francs.» Il ne se sentait pas de joie, et, pendant toute la soirée, il coupait la parole à tout le monde et racontait les anecdotes les plus saugrenues (par exemple, la célèbre actrice et le marquis de Pequigny, qu’il avait apprise la veille d’un voyageur français). La marquise, de son côté, ne pouvait tenir en place; elle se promenait dans le salon, elle passait dans une galerie voisine du salon, où le marquis n’avait admis que des tableaux coûtant chacun plus de vingt mille francs. Ces tableaux avaient un langage si clair ce soir-là qu’ils fatiguaient le cœur de la marquise à force d’émotion. Enfin, elle entendit ouvrir les deux battants, elle courut au salon; c’était la marquise Raversi! Mais en lui adressant les compliments d’usage, Clélia sentait que la voix lui manquait. La marquise lui fit répéter deux fois la question:
– Que dites-vous du prédicateur à la mode? qu’elle n’avait point entendue d’abord.
– Je le regardais comme un petit intrigant, très digne neveu de l’illustre comtesse Mosca; mais à la dernière fois qu’il a prêché, tenez, à l’église de la Visitation, vis-à-vis de chez vous, il a été tellement sublime, que, toute haine cessante, je le regarde comme l’homme le plus éloquent que j’aie jamais entendu.
– Ainsi vous avez assisté à un de ses sermons? dit Clélia toute tremblante de bonheur.
– Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne m’écoutiez donc pas? Je n’y manquerais pas pour tout au monde. On dit qu’il est attaqué de la poitrine, et que bientôt il ne prêchera plus!
A peine la marquise sortie, Clélia appela le Gonzo dans la galerie.
– Je suis presque résolue, lui dit-elle, à entendre ce prédicateur si vanté. Quand prêchera-t-il?
– Lundi prochain, c’est-à-dire dans trois jours; et l’on dirait qu’il a deviné le projet de Votre Excellence; car il vient prêcher à l’église de la Visitation.
Tout n’était pas expliqué; mais Clélia ne trouvait plus de voix pour parler; elle fit cinq ou six tours dans la galerie, sans ajouter une parole. Gonzo se disait: «Voilà la vengeance qui la travaille. Comment peut-on être assez insolent pour se sauver d’une prison, surtout quand on a l’honneur d’être gardé par un héros tel que le général Fabio Conti!»
– Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fine ironie; il est touché à la poitrine. J’ai entendu le docteur Rambo dire qu’il n’a pas un an de vie; Dieu le punit d’avoir rompu son ban en se sauvant traîtreusement de la citadelle.
La marquise s’assit sur le divan de la galerie, et fit signe à Gonzo de l’imiter. Après quelques instants, elle lui remit une petite bourse où elle avait préparé quelques sequins.
– Faites-moi retenir quatre places.
– Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se glisser à la suite de Votre Excellence?
– Sans doute; faites retenir cinq places… Je ne tiens nullement, ajouta-t-elle, à être près de la chaire mais j’aimerais à voir Mlle Marini, que l’on dit si jolie.
La marquise ne vécut pas pendant les trois jours qui la séparaient du fameux lundi, jour du sermon. Le Gonzo, pour qui c’était un insigne honneur d’être vu en public à la suite d’une aussi grande dame, avait arboré son habit français avec l’épée; ce n’est pas tout, profitant du voisinage du palais, il fit porter dans l’église un fauteuil doré magnifique destiné à la marquise, ce qui fut trouvé de la dernière insolence par les bourgeois. On peut penser ce que devint la pauvre marquise, lorsqu’elle aperçut ce fauteuil, et qu’on l’avait placé précisément vis-à-vis la chaire. Clélia était si confuse, baissant les yeux, et réfugiée dans un coin de cet immense fauteuil, qu’elle n’eut pas même le courage de regarder la petite Marini, que le Gonzo lui indiquait de la main, avec une effronterie dont elle ne pouvait revenir. Tous les êtres non nobles n’étaient absolument rien aux yeux du courtisan.
Fabrice parut dans la chaire; il était si maigre, si pâle, tellement consumé, que les yeux de Clélia se remplirent de larmes à l’instant. Fabrice dit quelques paroles, puis s’arrêta, comme si la voix lui manquait tout à coup; il essaya vainement de commencer quelques phrases; il se retourna, et prit un papier écrit.
– Mes frères, dit-il, une âme malheureuse et bien digne de toute votre pitié vous engage, par ma voix, à prier pour la fin de ses tourments, qui ne cesseront qu’avec sa vie.
Fabrice lut la suite de son papier fort lentement; mais l’expression de sa voix était telle, qu’avant le milieu de la prière tout le monde pleurait, même le Gonzo. «Au moins on ne me remarquera pas», se disait la marquise en fondant en larmes.
Tout en lisant le papier écrit, Fabrice trouva deux ou trois idées sur l’état de l’homme malheureux pour lequel il venait solliciter les prières des fidèles. Bientôt les pensées lui arrivèrent en foule. En ayant l’air de s’adresser au public, il ne parlait qu’à la marquise. Il termina son discours un peu plus tôt que de coutume, parce que, quoi qu’il pût faire, les larmes le gagnaient à un tel point qu’il ne pouvait plus prononcer d’une manière intelligible. Les bons juges trouvèrent ce sermon singulier, mais égal au moins, pour le pathétique, au fameux sermon prêché aux lumières. Quant à Clélia, à peine eut-elle entendu les dix premières lignes de la prière lue par Fabrice, qu’elle regarda comme un crime atroce d’avoir pu passer quatorze mois sans le voir. En rentrant chez elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser à Fabrice en toute liberté; et le lendemain d’assez bonne heure, Fabrice reçut un billet ainsi conçu:
On compte sur votre honneur; cherchez quatre braves de la discrétion desquels vous soyez sûr, et demain au moment où minuit sonnera à la Steccata, trouvez-vous près d’une petite porte qui porte le numéro 19, dans la rue Saint-Paul. Songez que vous pouvez être attaqué, ne venez pas seul.
En reconnaissant ces caractères divins, Fabrice tomba à genoux et fondit en larmes: «Enfin, s’écria-t-il, après quatorze mois et huit jours! Adieu les prédications.»
Il serait bien long de décrire tous les genres de folies auxquels furent en proie, ce jour-là, les cœurs de Fabrice et de Clélia. La petite porte indiquée dans le billet n’était autre que celle de l’orangerie du palais Crescenzi, et, dix fois dans la journée, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il prit des armes, et seul, un peu avant minuit, d’un pas rapide, il passait près de cette porte, lorsque à son inexprimable joie, il entendit une voix bien connue, dire d’un ton très bas: