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Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il à la comtesse Mosca, appliqué par un homme de génie à une auguste personne, l’auguste personne se serait déjà écriée: Revenez bien vite et chassez-moi tous ces va-nu-pieds. Dès aujourd’hui, si la femme de l’homme de génie daignait faire une démarche, si peu significative qu’elle fût, on rappellerait le comte avec transport; mais il rentrera par une bien plus belle porte, s’il veut attendre que le fruit soit mûr. Du reste, on s’ennuie à ravir dans les salons de la princesse, on n’y a pour se divertir que la folie du Rassi, qui, depuis qu’il est comte, est devenu maniaque de noblesse. On vient de donner des ordres sévères pour que toute personne qui ne peut pas prouver huit quartiers de noblesse n’ose plusse présenter aux soirées de la princesse (ce sont les termes du rescrit). Tous les hommes qui sont en possession d’entrer le matin dans la grande galerie, et de se trouver sur le passage du souverain lorsqu’il se rend à la messe, continueront à jouir de ce privilège; mais les nouveaux arrivants devront faire preuve des huit quartiers. Sur quoi l’on a dit qu’on voit bien que Rassi est sans quartier.

On pense que de telles lettres n’étaient point confiées à la poste. La comtesse Mosca répondait de Naples:

Nous avons un concert tous les jeudis, et conversation tous les dimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le comte est enchanté de ses fouilles, il y consacre mille francs par mois, et vient de faire venir des ouvriers des montagnes de l’Abruzze, qui ne lui coûtent que vingt-trois sous par jour. Tu devrais bien venir nous voir. Voici plus de vingt fois, monsieur l’ingrat, que je vous fais cette sommation.

Fabrice n’avait garde d’obéir: la simple lettre qu’il écrivait tous les jours au comte ou à la comtesse lui semblait une corvée presque insupportable. On lui pardonnera quand on saura qu’une année entière se passa ainsi, sans qu’il pût adresser une parole à la marquise. Toutes ses tentatives pour établir quelque correspondance avaient été repoussées avec horreur. Le silence habituel que, par ennui de la vie, Fabrice gardait partout, excepté dans l’exercice de ses fonctions et à la cour, joint à la pureté parfaite de ses mœurs, l’avait mis dans une vénération si extraordinaire qu’il se décida enfin à obéir aux conseils de sa tante.

Le prince a pour toi une vénération telle, lui écrivait-elle, qu’il faut t’attendre bientôt à une disgrâce; il te prodiguera les marques d’inattention, et les mépris atroces des courtisans suivront les siens. Ces petits despotes, si honnêtes qu’ils soient, sont changeants comme la mode et par la même raison: l’ennui. Tu ne peux trouver de forces contre le caprice du souverain que dans la prédication. Tu improvises si bien en vers! essaye de parler une demi-heure sur la religion; tu diras des hérésies dans les commencements; mais paye un théologien savant et discret qui assistera à tes sermons, et t’avertira de tes fautes, tu les répareras le lendemain.

Le genre de malheur que porte dans l’âme un amour contrarié, fait que toute chose demandant de l’attention et de l’action devient une atroce corvée. Mais Fabrice se dit que son crédit sur le peuple, s’il en acquérait, pourrait un jour être utile à sa tante et au comte, pour lequel sa vénération augmentait tous les jours, à mesure que les affaires lui apprenaient à connaître la méchanceté des hommes. Il se détermina à prêcher, et son succès, préparé par sa maigreur et son habit râpé, fut sans exemple. On trouvait dans ses discours un parfum de tristesse profonde, qui, réuni à sa charmante figure et aux récits de la haute faveur dont il jouissait à la cour, enleva tous les cœurs de femme. Elles inventèrent qu’il avait été un des plus braves capitaines de l’armée de Napoléon. Bientôt ce fait absurde fut hors de doute. On faisait garder des places dans les églises où il devait prêcher; les pauvres s’y établissaient par spéculation dès cinq heures du matin.

Le succès fut tel que Fabrice eut enfin l’idée qui changea tout dans son âme, que, ne fût-ce que par simple curiosité, la marquise Crescenzi pourrait bien un jour venir assister à l’un de ses sermons. Tout à coup le public ravi s’aperçut que son talent redoublait; il se permettait, quand il était ému, des images dont la hardiesse eût fait frémir les orateurs les plus exercés; quelquefois, s’oubliant soi-même, il se livrait à des moments d’inspiration passionnée, et tout l’auditoire fondait en larmes. Mais c’était en vain que son œil aggrottato cherchait parmi tant de figures tournées vers la chaire celle dont la présence eût été pour lui un si grand événement.

«Mais si jamais j’ai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouverai mal, ou je resterai absolument court.» Pour parer à ce dernier inconvénient, il avait composé une sorte de prière tendre et passionnée qu’il plaçait toujours dans sa chaire, sur un tabouret; il avait le projet de se mettre à lire ce morceau, si jamais la présence de la marquise venait le mettre hors d’état de trouver un mot.

Il apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis qui étaient à sa solde, que des ordres avaient été donnés afin que l’on préparât pour le lendemain la loge de la Casa Crescenzi au grand théâtre. Il y avait une année que la marquise n’avait paru à aucun spectacle, et c’était un ténor qui faisait fureur et remplissait la salle tous les soirs qui la faisait déroger à ses habitudes. Le premier mouvement de Fabrice fut une joie extrême. «Enfin je pourrai la voir toute une soirée! On dit qu’elle est bien pâle.» Et il cherchait à se figurer ce que pouvait être cette tête charmante, avec des couleurs à demi effacées par les combats de l’âme.

Son ami Ludovic, tout consterné de ce qu’il appelait la folie de son maître, trouva, mais avec beaucoup de peine, une loge au quatrième rang, presque en face de celle de la marquise. Une idée se présenta à Fabrice: «J’espère lui donner l’idée de venir au sermon, et je choisirai une église fort petite, afin d’être en état de la bien voir.» Fabrice prêchait ordinairement à trois heures. Dès le matin du jour où la marquise devait aller au spectacle, il fit annoncer qu’un devoir de son état le retenant à l’archevêché pendant toute la journée, il prêcherait par extraordinaire à huit heures et demie du soir, dans la petite église de Sainte-Marie de la Visitation, située précisément en face d’une des ailes du palais Crescenzi. Ludovic présenta de sa part une quantité énorme de cierges aux religieuses de la Visitation, avec prière d’illuminer à jour leur église. Il eut toute une compagnie de grenadiers de la garde, et l’on plaça une sentinelle, la baïonnette au bout du fusil, devant chaque chapelle, pour empêcher les vols.

Le sermon n’était annoncé que pour huit heures et demie, et à deux heures l’église étant entièrement remplie, l’on peut se figurer le tapage qu’il y eut dans la rue solitaire que dominait la noble architecture du palais Crescenzi. Fabrice avait fait annoncer qu’en l’honneur de Notre-Dame de Pitié, il prêcherait sur la pitié qu’une âme généreuse doit avoir pour un malheureux, même quand il serait coupable.

Déguisé avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au théâtre au moment de l’ouverture des portes, et quand rien n’était encore allumé. Le spectacle commença vers huit heures, et quelques minutes après il eut cette joie qu’aucun esprit ne peut concevoir s’il ne l’a pas éprouvée, il vit la porte de la loge Crescenzi s’ouvrir; peu après, la marquise entra; il ne l’avait pas vue aussi bien depuis le jour où elle lui avait donné son éventail. Fabrice crut qu’il suffoquerait de joie; il sentait des mouvements si extraordinaires, qu’il se dit: «Peut-être je vais mourir! Quelle façon charmante de finir cette vie si triste! Peut-être je vais tomber dans cette loge; les fidèles réunis à la Visitation ne me verront point arriver, et demain, ils apprendront que leur futur archevêque s’est oublié dans une loge de l’Opéra, et encore, déguisé en domestique et couvert d’une livrée! Adieu toute ma réputation! Et que me fait ma réputation!»

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