– Il s’agit d’empoisonner le meurtrier de Fabrice.
– Je l’avais deviné, et depuis vingt-sept mois que je mène cette vie errante et abominable, j’ai souvent songé à une pareille action pour mon compte.
– Si je suis découverte et condamnée comme complice, poursuivit la duchesse d’un ton de fierté, je ne veux point que l’on puisse m’imputer de vous avoir séduit. Je vous ordonne de ne plus chercher à me voir avant l’époque de notre vengeance: il ne s’agit point de le mettre à mort avant que je vous en aie donné le signal. Sa mort en cet instant, par exemple, me serait funeste, loin de m’être utile. Probablement sa mort ne devra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais elle aura lieu. J’exige qu’il meure par le poison, et j’aimerais mieux le laisser vivre que de le voir atteint d’un coup de feu. Pour des intérêts que je ne veux pas vous expliquer, j’exige que votre vie soit sauvée.
Ferrante était ravi de ce ton d’autorité que la duchesse prenait avec lui: ses yeux brillaient d’une profonde joie. Ainsi que nous l’avons dit, il était horriblement maigre; mais on voyait qu’il avait été fort beau dans sa première jeunesse, et il croyait être encore ce qu’il avait été jadis. «Suis-je fou, se dit-il, ou bien la duchesse veut-elle un jour, quand je lui aurai donné cette preuve de dévouement, faire de moi l’homme le plus heureux? Et dans le fait, pourquoi pas? Est-ce que je ne vaux point cette poupée de comte Mosca qui, dans l’occasion, n’a rien pu pour elle, pas même faire évader monsignore Fabrice?»
– Je puis vouloir sa mort dès demain, continua la duchesse, toujours du même air d’autorité. Vous connaissez cet immense réservoir d’eau qui est au coin du palais, tout près de la cachette que vous avez occupée quelquefois; il est un moyen secret de faire couler toute cette eau dans la rue: hé bien! ce sera là le signal de ma vengeance. Vous verrez, si vous êtes à Parme, ou vous entendrez dire, si vous habitez les bois, que le grand réservoir du palais Sanseverina a crevé. Agissez aussitôt, mais par le poison, et surtout n’exposez votre vie que le moins possible. Que jamais personne ne sache que j’ai trempé dans cette affaire.
– Les paroles sont inutiles, répondit Ferrante avec un enthousiasme mal contenu: je suis déjà fixé sur les moyens que j’emploierai. La vie de cet homme me devient plus odieuse qu’elle n’était, puisque je n’oserai vous revoir tant qu’il vivra. J’attendrai le signal du réservoir crevé dans la rue.
Il salua brusquement et partit. La duchesse le regardait marcher.
Quand il fut dans l’autre chambre, elle le rappela.
– Ferrante! s’écria-t-elle, homme sublime!
Il rentra, comme impatient d’être retenu; sa figure était superbe en cet instant.
– Et vos enfants?
– Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accordez peut-être quelque petite pension.
– Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros étui en bois d’olivier, voici tous les diamants qui me restent; ils valent cinquante mille francs.
– Ah, Madame! vous m’humiliez!… dit Ferrante avec un mouvement d’horreur, et sa figure changea du tout au tout.
– Je ne vous reverrai jamais avant l’action: prenez, je le veux, ajouta la duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante; il mit l’étui dans sa poche et sortit.
La porte avait été refermée par lui. La duchesse le rappela de nouveau; il rentra d’un air inquiet: la duchesse était debout au milieu du salon; elle se jeta dans ses bras. Au bout d’un instant, Ferrante s’évanouit presque de bonheur; la duchesse se dégagea de ses embrassements, et des yeux lui montra la porte.
«Voilà le seul homme qui m’ait comprise, se dit-elle, c’est ainsi qu’en eût agi Fabrice, s’il eût pu m’entendre.»
Il y avait deux choses dans le caractère de la duchesse, elle voulait toujours ce qu’elle avait voulu une fois; elle ne remettait jamais en délibération ce qui avait été une fois décidé. Elle citait à ce propos un mot de son premier mari, l’aimable général Pietranera: «Quelle insolence envers moi-même! disait-il; pourquoi croirai-je avoir plus d’esprit aujourd’hui que lorsque je pris ce parti?»
De ce moment, une sorte de gaieté reparut dans le caractère de la duchesse. Avant la fatale résolution, à chaque pas que faisait son esprit, à chaque chose nouvelle qu’elle voyait, elle avait le sentiment de son infériorité envers le prince, de sa faiblesse et de sa duperie; le prince, suivant elle, l’avait lâchement trompée, et le comte Mosca, par suite de son génie courtisanesque, quoique innocemment, avait secondé le prince. Dès que la vengeance fut résolue, elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais assez que le bonheur immoral qu’on trouve à se venger en Italie tient à la force d’imagination de ce peuple; les gens des autres pays ne pardonnent pas à proprement parler, ils oublient.
La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de Fabrice. Comme on l’a deviné peut-être, ce fut lui qui donna l’idée de l’évasion: il existait dans les bois, à deux lieues de Sacca, une tour du Moyen Age, à demi ruinée, et haute de plus de cent pieds; avant de parler une seconde fois de fuite à la duchesse, Ferrante la supplia d’envoyer Ludovic, avec des hommes sûrs, disposer une suite d’échelles auprès de cette tour. En présence de la duchesse il y monta avec les échelles, et en descendit avec une simple corde nouée; il renouvela trois fois l’expérience, puis il expliqua de nouveau son idée. Huit jours après, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour avec une corde nouée: ce fut alors que la duchesse communiqua cette idée à Fabrice.
Dans les derniers jours qui précédèrent cette tentative, qui pouvait amener la mort du prisonnier, et de plus d’une façon, la duchesse ne pouvait trouver un instant de repos qu’autant qu’elle avait Ferrante à ses côtés; le courage de cet homme électrisait le sien; mais l’on sent bien qu’elle devait cacher au comte ce voisinage singulier. Elle craignait, non pas qu’il se révoltât, mais elle eût été affligée de ses objections, qui eussent redoublé ses inquiétudes. «Quoi! prendre pour conseiller intime un fou reconnu comme tel, et condamné à mort! Et, ajoutait la duchesse, se parlant à elle-même, un homme qui, par la suite, pouvait faire de si étranges choses!» Ferrante se trouvait dans le salon de la duchesse au moment où le comte vint lui donner connaissance de la conversation que le prince avait eue avec Rassi; et, lorsque le comte fut sorti, elle eut beaucoup à faire pour empêcher Ferrante de marcher sur-le-champ à l’exécution d’un affreux dessein!
– Je suis fort maintenant! s’écriait ce fou; je n’ai plus de doute sur la légitimité de l’action!
– Mais, dans le moment de colère qui suivra inévitablement, Fabrice serait mis à mort!
– Mais ainsi on lui épargnerait le péril de cette descente: elle est possible, facile même, ajoutait-il; mais l’expérience manque à ce jeune homme.
On célébra le mariage de la sœur du marquis Crescenzi, et ce fut à la fête donnée dans cette occasion que la duchesse rencontra Clélia, et put lui parler sans donner de soupçons aux observateurs de bonne compagnie. La duchesse elle-même remit à Clélia le paquet de cordes dans le jardin, où ces dames étaient allées respirer un instant. Ces cordes, fabriquées avec le plus grand soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des nœuds, étaient fort menues et assez flexibles; Ludovic avait éprouvé leur solidité, et, dans toutes leurs parties, elles pouvaient porter sans se rompre un poids de huit quintaux. On les avait comprimées de façon à en former plusieurs paquets de la forme d’un volume in-quarto; Clélia s’en empara, et promit à la duchesse que tout ce qui était humainement possible serait accompli pour faire arriver ces paquets jusqu’à la tour Farnèse.