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«Maman, je…, je… ne…» balbutiait Serge en cherchant à deviner à l’expression du visage de sa mère ce qu’elle dirait de l’histoire de la pêche.

«Serge, dit-elle aussitôt que la gouvernante eut quitté la chambre, c’est mal, mais tu ne le feras plus, n’est-ce pas? tu m’aimes?»

L’attendrissement la gagnait: «Puis-je ne pas l’aimer, – pensait-elle, touchée du regard heureux et ému de l’enfant, – et se peut-il qu’il se joigne à son père pour me punir? Se peut-il qu’il n’ait pas pitié de moi?» Des larmes coulaient le long de son visage; pour les cacher, elle se leva brusquement et se sauva presque en courant sur la terrasse.

Aux pluies orageuses des derniers jours avait succédé un temps clair et froid, malgré le soleil qui brillait dans le feuillage. Le froid, joint au sentiment de terreur qui s’emparait d’elle, la fit frissonner. «Va, va retrouver Mariette», dit-elle à Serge qui l’avait suivie, et elle se mit à marcher sur les nattes de paille qui recouvraient le sol de la terrasse.

Elle s’arrêta et contempla un moment les cimes des trembles, rendus brillants par la pluie et le soleil. Il lui sembla que le monde entier serait sans pitié pour elle, comme ce ciel froid et cette verdure.

«Il ne faut pas penser», se dit-elle en sentant comme le matin une douloureuse scission intérieure se faire en elle. «Il faut s’en aller, où? quand? avec qui?… À Moscou, par le train du soir. Oui, et j’emmènerai Annouchka et Serge. Nous n’emporterons que le strict nécessaire, mais il faut d’abord leur écrire à tous les deux». Et, rentrant vivement dans le petit salon, elle s’assit à sa table pour écrire à son mari.

«Après ce qui s’est passé, je ne puis plus vivre chez vous: je pars et j’emmène mon fils; je ne connais pas la loi, j’ignore par conséquent avec qui il doit rester, mais je l’emmène parce que je ne puis vivre sans lui; soyez généreux, laissez-le-moi.»

Jusque-là elle avait écrit rapidement et naturellement, mais cet appel à une générosité qu’elle ne reconnaissait pas à Alexis Alexandrovitch, et la nécessité de terminer par quelques paroles touchantes, l’arrêtèrent.

«Je ne puis parler de ma faute et de mon repentir, c’est pour cela…» Elle s’arrêta encore, ne trouvant pas de mots pour exprimer sa pensée. «Non, se dit-elle, je ne puis rien ajouter». Et, déchirant sa lettre, elle en écrivit une autre; d’où elle excluait tout appel à la générosité de son mari.

La seconde lettre devait être pour Wronsky: «J’ai tout avoué à mon mari,» écrivait-elle, puis elle s’arrêta, incapable de continuer: c’était si brutal, si peu féminin! «D’ailleurs que puis-je lui écrire?» Elle rougit encore de honte et se rappela le calme qu’il savait conserver, et le sentiment de mécontentement que lui causa ce souvenir lui fit déchirer son papier en mille morceaux. «Mieux vaut se taire», pensa-t-elle en fermant son buvard; et elle monta annoncer à la gouvernante et aux domestiques qu’elle partait le soir même pour Moscou. Il fallait hâter les préparatifs de voyage.

XVI

L’agitation du départ régnait dans la maison. Deux malles, un sac de nuit et un paquet de plaids étaient prêts dans l’antichambre, la voiture et deux isvostchiks attendaient devant le perron. Anna avait un peu oublié son tourment dans sa hâte de partir, et, debout devant la table de son petit salon, rangeait elle-même son sac de voyage, lorsque Annouchka attira son attention sur un bruit de voiture qui approchait de la maison. Anna regarda par la fenêtre et vit le courrier d’Alexis Alexandrovitch sonnant à la porte d’entrée.

«Va voir ce que c’est», dit-elle; et, croisant ses bras sur ses genoux, elle s’assit résignée dans un fauteuil.

Un domestique apporta un grand paquet dont l’adresse était de la main d’Alexis Alexandrovitch.

«Le courrier a l’ordre d’apporter une réponse», dit-il.

«C’est bien», répondit-elle, et, dès que le domestique se fut éloigné, d’une main tremblante elle déchira l’enveloppe.

Un paquet d’assignats sous bande s’en échappa; mais elle ne songeait qu’à la lettre, qu’elle lut en commençant par la fin.

«Toutes les mesures pour le déménagement seront prises… j’attache une importance très particulière à ce que vous fassiez droit à ma demande», lut-elle.

Et, reprenant la lettre, elle la parcourut pour la relire ensuite d’un bout à l’autre. La lecture finie, elle eut froid, et se sentit écrasée par un malheur terrible et inattendu.

Le matin même, elle regrettait son aveu et aurait voulu reprendre ses paroles; voici qu’une lettre les considérait comme non avenues, lui donnait ce qu’elle avait désiré, et ces quelques lignes lui semblaient pires que tout ce qu’elle aurait pu imaginer.

«Il a raison! raison! murmura-t-elle; comment n’aurait-il pas toujours raison, n’est-il pas chrétien et magnanime? Oh! que cet homme est vil et méprisable! et dire que personne ne le comprend et ne le comprendra que moi, qui ne puis rien expliquer. Ils disent: «C’est un homme religieux, moral, honnête, intelligent,» mais ils ne voient pas ce que j’ai vu; ils ne savent pas que pendant huit ans il a opprimé ma vie, étouffé tout ce qui palpitait en moi! A-t-il jamais pensé que j’étais une femme vivante, qui avait besoin d’aimer? Personne ne sait qu’il m’insultait à chaque pas, et qu’il n’en était que plus satisfait de lui-même. N’ai-je pas cherché de toutes mes forces à donner un but à mon existence? N’ai-je pas fait mon possible pour l’aimer, et, n’ayant pu y réussir, n’ai-je pas cherché à me rattacher à mon fils? Mais le temps est venu où j’ai compris que je ne pouvais plus me faire d’illusion! Je vis: ce n’est pas ma faute si Dieu m’a faite ainsi, il me faut respirer et aimer. Et maintenant? s’il me tuait, s’il le tuait, je pourrais comprendre, pardonner; mais non, il… Comment n’ai-je pas deviné ce qu’il ferait? Il devait agir selon son lâche caractère, il devait rester dans son droit, et moi, malheureuse, me perdre plus encore… «Vous devez comprendre ce qui vous attend, vous et votre fils», se dit-elle en se rappelant un passage de la lettre. C’est une menace de m’enlever mon fils, leurs absurdes lois l’y autorisent sans doute. Mais ne vois-je pas pourquoi il me dit cela? Il ne croit pas à mon amour pour mon fils; peut-être méprise-t-il ce sentiment dont il s’est toujours raillé; mais il sait que je ne l’abandonnerai pas, parce que, sans mon fils, la vie ne me serait pas supportable, même avec celui que j’aime, et si je l’abandonnais, je tomberais au rang des femmes les plus méprisables; il sait, il sait que jamais je n’aurais la force d’agir ainsi. «Notre vie doit rester la même»; cette vie était un tourment jadis; dans les derniers temps, c’était pis encore. Que serait-ce donc maintenant? Il le sait bien, il sait aussi que je ne saurais me repentir de respirer, d’aimer; il sait que, de tout ce qu’il exige, il ne peut résulter que fausseté et mensonge: mais il a besoin de prolonger ma torture. Je le connais, je sais qu’il nage dans le mensonge comme un poisson dans l’eau. Je ne lui donnerai pas cette joie: je romprai ce tissu de faussetés dont il veut m’envelopper. Advienne que pourra! Tout vaut mieux que tromper et mentir; mais comment faire?… Mon Dieu, mon Dieu! Quelle femme a jamais été aussi malheureuse que moi! Je romprai tout, tout!» dit-elle en s’approchant de sa table pour écrire une autre lettre; mais, au fond de l’âme, elle sentait bien qu’elle était impuissante à rien résoudre et à sortir de la situation où elle se trouvait, quelque fausse qu’elle fût.

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