Mais son affection pour Varinka n’avait pas faibli. En partant, elle la supplia de venir les voir en Russie.
«Je viendrai quand vous serez mariée, dit celle-ci.
– Je ne me marierai jamais.
– Alors je n’irai jamais.
– Dans ce cas, je ne me marierai que pour cela. N’oubliez pas votre promesse,» dit Kitty.
Les prévisions du docteur s’étaient réalisées: Kitty rentra en Russie guérie; peut-être n’était-elle pas aussi gaie et insouciante qu’autrefois, mais le calme était revenu. Les douleurs du passé n’étaient plus qu’un souvenir.
TROISIÈME PARTIE
I
Serge Ivanitch Kosnichef, au lieu d’aller comme d’habitude à l’étranger pour se reposer de ses travaux intellectuels, arriva vers la fin de mai à Pakrofsky. Rien ne valait, selon lui, la vie des champs, et il venait en jouir auprès de son frère. Celui-ci l’accueillit avec d’autant plus de plaisir qu’il n’attendait pas Nicolas cette année.
Malgré son affection et son respect pour Serge, Constantin éprouvait un certain malaise auprès de lui, à la campagne: leur façon de la comprendre était trop différente. Pour Constantin, la campagne offrait un but à des travaux d’une incontestable utilité; c’était, à ses yeux, le théâtre même de la vie, de ses joies, de ses peines, de ses labeurs. Serge, au contraire, n’y voyait qu’un lieu de repos, un antidote contre les corruptions de la ville, et le droit de ne rien faire. Leur point de vue sur les paysans était également opposé. Serge Ivanitch prétendait les connaître, les aimer, causait volontiers avec eux, et relevait dans ces entretiens des traits de caractère à l’honneur du peuple, qu’il se plaisait à généraliser. Ce jugement superficiel froissait Levine. Il respectait les paysans, et assurait avoir sucé dans le lait de la paysanne sa nourrice une véritable tendresse pour eux; mais leurs vices l’exaspéraient aussi souvent que leurs vertus le frappaient. Le peuple représentait pour lui l’associé principal d’un travail commun; comme tel, il ne voyait aucune distinction à établir entre les qualités, les défauts, les intérêts de cet associé, et ceux du reste des hommes.
La victoire restait toujours à Serge dans les discussions qui s’élevaient entre les deux frères, par suite de leurs divergences d’opinions, et cela parce que ces appréciations restaient inébranlables, tandis que Constantin, modifiant sans cesse les siennes, était facilement convaincu de contradiction avec lui-même. Serge Ivanitch considérait son frère comme un brave garçon, dont le cœur, suivant son expression française, était bien placé, mais dont l’esprit trop impressionnable, quoique ouvert, était rempli d’inconséquences. Souvent il cherchait, avec la condescendance d’un frère aîné, à lui expliquer le vrai sens des choses; mais il discutait sans plaisir contre un interlocuteur si facile à battre.
Constantin, de son côté, admirait la vaste intelligence de son frère, ainsi que sa haute distinction d’esprit; il voyait en lui un homme doué des facultés les plus belles et les plus utiles au bien général; mais, en avançant en âge et en apprenant à le mieux connaître, il se demandait parfois, au fond de l’âme, si ce dévouement à des intérêts généraux, dont lui-même se sentait si dépourvu, constituait bien une qualité. Ne tenait-il pas à une certaine impuissance de se frayer une route personnelle parmi toutes celles que la vie ouvre aux hommes, route qu’il en aurait fallu aimer et suivre avec persévérance?
Levine éprouvait encore un autre genre de contrainte envers son frère, quand celui-ci passait l’été chez lui. Les journées lui paraissaient trop courtes pour tout ce qu’il avait à faire et à surveiller: tandis que son frère ne songeait qu’à se reposer. Bien que Serge n’écrivît pas, l’activité de son esprit était trop incessante pour qu’il n’eût pas besoin d’exprimer à quelqu’un, sous une forme concise et élégante, les idées qui l’occupaient. Constantin était son auditeur le plus habituel.
Serge se couchait dans l’herbe, et, tout en se chauffant au soleil, il causait volontiers, paresseusement étendu.
«Tu ne saurais croire, disait-il, combien je jouis de ma paresse! Je n’ai pas une idée dans la tête, elle est vide comme une boule.»
Mais Constantin se lassait vite de rester assis à bavarder; il savait qu’en son absence on répandrait le fumier à tort et à travers sur les champs, et il souffrait de ne pas surveiller ce travail; il savait qu’on ôterait les socs des charrues anglaises, pour pouvoir dire qu’elles ne vaudraient jamais les vieilles charrues primitives du paysan leur voisin, etc.
«N’es-tu donc pas fatigué de courir par cette chaleur? lui demandait Serge.
– Je ne te quitte que pour un instant, le temps de voir ce qui se passe au bureau,» répondait Levine, et il se sauvait dans les champs.
II
Dans les premiers jours de juin, la vieille bonne qui remplissait les fonctions de ménagère, Agathe Mikhaïlovna, descendant à la cave avec un pot de petits champignons qu’elle venait de saler, glissa dans l’escalier et se foula le poignet. On fit chercher un médecin du district, jeune étudiant bavard qui venait de terminer ses études. Il examina la main, affirma qu’elle n’était pas démise, y appliqua des compresses, et pendant le dîner, fier de se trouver en société du célèbre Kosnichef, se lança dans la narration de tous les commérages du district, et, pour avoir l’occasion de produire ses idées éclairées et avancées, se plaignit du mauvais état des choses en général.
Serge Ivanitch l’écouta avec attention; animé par la présence d’un nouvel auditeur, il causa, fit des observations justes et fines, respectueusement appréciées par le jeune médecin; après le départ du docteur, il se trouva dans cette disposition d’esprit un peu surexcitée que lui connaissait son frère, et qui succédait généralement à une conversation brillante et vive. Une fois seuls, Serge prit une ligne pour aller pêcher.
Kosnichef aimait la pêche à la ligne; il semblait mettre une certaine vanité à montrer qu’il savait s’amuser d’un passe-temps aussi puéril. Constantin voulait aller surveiller les labours et examiner les prairies: il offrit à son frère de le mener en cabriolet jusqu’à la rivière.
C’était le moment de l’été où la récolte de l’année se dessine, et où commencent les préoccupations des semailles de l’année suivante, alors que se termine la fenaison. Les épis déjà formés, mais encore verts, se balancent légèrement au souffle du vent; les avoines sortent irrégulièrement de terre dans les champs semés tardivement; le sarrasin couvre déjà le sol; l’odeur du fumier répandu en monticules sur les champs se mêle au parfum des herbages, qui, parsemés de leurs petits bouquets d’oseille sauvage, s’étendent comme une mer. Cette période de l’été est l’accalmie qui précède la moisson, ce grand effort imposé chaque année au paysan. La récolte promettait d’être superbe, et aux longues et claires journées succédaient des nuits courtes, accompagnées d’une forte rosée.
Pour arriver aux prairies, il fallait traverser le bois; Serge Ivanitch aimait cette forêt touffue; il désigna à l’admiration de son frère un vieux tilleul prêt à fleurir, mais Constantin, qui ne parlait pas volontiers des beautés de la nature, préférait aussi n’en pas entendre parler. Les paroles lui gâtaient, prétendait-il, les plus belles choses. Il se contenta d’approuver son frère, et pensa involontairement à ses affaires; son attention se concentrait sur un champ en jachère qu’ils atteignirent en sortant du bois. Une herbe jaunissante le recouvrait par endroits, tandis qu’à d’autres on l’avait déjà retourné. Les télègues arrivaient à la file; Levine les compta et fut satisfait de l’ouvrage qui se faisait. Ses pensées se portèrent ensuite, à la vue des prairies, sur la grave question du fauchage, une opération qui lui tenait particulièrement au cœur. Il arrêta son cheval. L’herbe haute et épaisse était encore couverte de rosée. Serge Ivanitch, pour ne pas se mouiller les pieds, pria son frère de le conduire en cabriolet jusqu’au buisson de cytises près duquel on pêchait les perches. Constantin obéit, tout en regrettant de froisser cette belle prairie, dont l’herbe moelleuse entourait les pieds des chevaux et laissait tomber ses semences sur les roues de la petite voiture.