Le voyant incapable d’aborder la question, Anna prit la parole elle-même.
«Alexis Alexandrovitch, dit-elle en le regardant sans baisser les yeux sous ce regard fixé sur sa coiffure. Je suis une femme mauvaise et coupable; mais je reste ce que j’étais, ce que je vous ai avoué être, et je suis venue vous dire que je ne pouvais changer.
– Je ne vous demande pas cela, – répondit-il aussitôt d’un ton décidé, la colère lui rendant toutes ses facultés et, cette fois, regardant Anna en face, avec une expression de haine: – Je le supposais, mais ainsi que je vous l’ai dit et écrit, continua-t-il d’une voix brève et perçante, ainsi que je vous le répète encore, je ne suis pas tenu de le savoir, je veux l’ignorer; toutes les femmes n’ont pas comme vous la bonté de se hâter de donner à leurs maris cette agréable nouvelle. (Il insista sur le mot «agréable».) J’ignore tout tant que le monde n’en sera pas averti, ni mon nom déshonoré. C’est pourquoi je vous préviens que nos relations doivent rester ce qu’elles ont toujours été; je ne chercherai à mettre mon honneur à l’abri que dans le cas où vous vous compromettriez.
– Mais nos relations ne peuvent rester ce qu’elles étaient,» dit Anna timidement en le regardant avec frayeur.
En le retrouvant avec ses gestes calmes, sa voix railleuse, aiguë et un peu enfantine, toute la pitié qu’elle avait d’abord éprouvée disparut devant la répulsion qu’il lui inspirait; elle n’eut qu’une crainte, celle de ne pas s’expliquer d’une façon assez précise sur ce que devaient être leurs relations.
«Je ne puis être votre femme, quand je…»
Karénine eut un rire froid et mauvais.
«Le genre de vie qu’il vous a plu de choisir se reflète jusque dans votre manière de comprendre, mais je méprise et respecte trop, je veux dire que je respecte trop votre passé et méprise trop le présent pour que mes paroles prêtent à l’interprétation que vous leur donnez.»
Anna soupira et baissa la tête.
«Au reste, continua-t-il en s’échauffant, j’ai peine à comprendre que, n’ayant rien trouvé de blâmable à prévenir votre mari de votre infidélité, vous ayez des scrupules sur l’accomplissement de vos devoirs d’épouse.
– Alexis Alexandrovitch, qu’exigez-vous de moi?
– J’exige de ne jamais rencontrer cet homme. J’exige que vous vous comportiez de telle sorte que ni le monde ni nos gens ne puissent vous accuser; j’exige, en un mot, que vous ne le receviez plus. Il me semble que ce n’est pas beaucoup demander. Je n’ai rien de plus à vous dire; je dois sortir et ne dînerai pas à la maison.»
Il se leva et se dirigea vers la porte. Anna se leva aussi; il la salua sans parler, et la laissa sortir la première.
XXIV
Jamais, malgré l’abondance de la récolte, Levine n’éprouva autant de déboires que cette année et ne constata plus clairement ses mauvais rapports avec les paysans. Lui-même n’envisageait plus ses affaires au même point de vue, et n’y prenait plus le même intérêt. De toutes les améliorations introduites par lui avec tant de peine, il ne résultait qu’une lutte incessante, dans laquelle lui, le maître, défendait son bien, tandis que les ouvriers défendaient leur travail. Combien de fois n’eut-il pas à le remarquer cet été? Tantôt c’était le trèfle réservé pour les semences qu’on lui fauchait comme fourrage prétextant un ordre de l’intendant, mais uniquement parce que ce trèfle semblait plus facile à faucher; le lendemain, c’était une nouvelle machine à faner qu’on brisait, parce que celui qui la conduisait trouvait ennuyeux de sentir une paire d’ailes battre au-dessus de sa tête. Puis c’étaient les charrues perfectionnées qu’on ne se décidait pas à employer, les chevaux qu’on laissait paître un champ de froment, parce qu’au lieu de les veiller la nuit on dormait autour du feu allumé dans la prairie; enfin trois belles génisses, oubliées sur le regain de trèfle, moururent et jamais il ne fut possible de convaincre le berger que le trèfle en était cause. On consola le maître en lui racontant que douze vaches avaient péri en trois jours chez le voisin.
Levine n’attribuait pas ces ennuis à des rancunes personnelles de la part des paysans; il constatait seulement avec chagrin que ses intérêts resteraient forcément opposés à ceux des travailleurs.
Depuis longtemps il sentait sa barque sombrer, sans qu’il s’expliquât comment l’eau y pénétrait; il avait cherché à se faire illusion, mais maintenant le découragement l’envahissait; la campagne lui devenait antipathique, il n’avait plus goût à rien.
La présence de Kitty dans le voisinage aggravait ce malaise moral; il aurait voulu la voir, et ne pouvait se résoudre à aller chez sa sœur. Quoiqu’il eût senti en la revoyant sur la grand’route qu’il l’aimait toujours, le refus de la jeune fille mettait entre eux une barrière infranchissable. «Je ne saurais lui pardonner de m’accepter parce qu’elle n’a pas réussi à en épouser un autre», se disait-il, et cette pensée la lui rendait presque odieuse. «Ah! si Daria Alexandrovna ne m’avait pas parlé…, j’aurais pu la rencontrer par hasard, et tout se serait peut-être arrangé, mais désormais c’est impossible,… impossible!»
Dolly lui écrivit un jour pour lui demander une selle de dame pour Kitty, l’invitant à l’apporter lui-même. Ce fut le coup de grâce; comment une femme de sentiments délicats pouvait-elle ainsi abaisser sa sœur?
Il déchira successivement dix réponses.
Il ne pouvait venir et ne pouvait pas davantage se retrancher derrière des empêchements invraisemblables, ou, qui pis est, prétexter un départ. Il envoya donc la selle sans un mot de réponse, et le lendemain, sentant qu’il avait commis une grossièreté, il partit pour faire une visite lointaine, laissant son intendant chargé des affaires qui lui étaient devenues si pesantes. Swiagesky, un de ses amis, lui avait récemment rappelé sa promesse de venir chasser la bécasse; jusqu’ici, au milieu des occupations qui le retenaient, cette chasse, qui le tentait beaucoup, n’avait pu lui faire entreprendre ce petit voyage. Maintenant il fut content de s’éloigner de la maison, du voisinage des Cherbatzky, et d’aller chasser, remède auquel il avait recours dans ses jours de tristesse.
XXV
Il n’y avait dans le district de Sourof ni chemins de fer ni routes postales, et Levine partit en tarantass avec ses chevaux. À mi-chemin, il fit halte chez un riche paysan; celui-ci, un vieillard chauve, bien conservé, avec une grande barbe rousse grisonnant près des joues, ouvrit la porte cochère en se serrant contre le mur pour faire place à la troïka; il pria Levine d’entrer dans la maison.
Une jeune femme proprement vêtue, des galoches à ses pieds nus, lavait le plancher à l’entrée de l’izba; elle s’effraya en apercevant le chien de Levine et poussa un cri, mais elle se rassura quand on lui dit qu’il ne mordait pas. De son bras à la manche retroussée elle indiqua la porte de la chambre d’honneur, et cacha son visage en se remettant à laver, courbée en deux.
«Vous faut-il le samovar?
– Oui, je te prie.»
Dans la grande chambre, chauffée par un poêle hollandais, et divisée en deux par une cloison, se trouvaient en fait de meubles: une table ornée de dessins coloriés, au-dessus de laquelle étaient suspendues les images saintes, un banc, deux chaises, et près de la porte une petite armoire contenant la vaisselle. Les volets, soigneusement fermés, ne laissaient pas pénétrer de mouches, et tout était si propre, que Levine fit coucher Laska dans un coin près de la porte, de crainte qu’elle ne salît le plancher, après les nombreux bains qu’elle avait pris dans toutes les mares de la route.