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– Veux-tu passer dans mon cabinet? dit Levine en français… Entrez dans mon cabinet, vous y discuterez mieux votre affaire.

– Où cela vous conviendra,» répondit le marchand sur un ton de suffisance dédaigneuse, voulant bien faire comprendre que si d’autres pouvaient éprouver des difficultés à conclure une affaire, lui n’en connaissait jamais.

Dans le cabinet, Rébenine chercha machinalement des yeux l’image sainte, mais, l’ayant trouvée, il ne se signa pas; il jeta un regard sur les bibliothèques et les rayons chargés de livres, du même air de doute et de dédain qu’il avait eu pour la bécasse.

«Eh bien!… avez-vous apporté l’argent? demanda Stépane Arcadiévitch.

– Nous ne serons pas en retard pour l’argent, mais nous sommes venus causer un peu.

– Qu’avons-nous à causer? mais asseyez-vous donc.

– On peut bien s’asseoir, dit Rébenine en s’asseyant et en s’appuyant au dossier d’un fauteuil, de la façon la plus incommode. Il faut céder quelque chose, prince: ce serait péché que de ne pas le faire… Quant à l’argent, il est tout prêt, définitivement jusqu’au dernier kopeck; de ce côté-là, il n’y aura pas de retard.»

Levine, qui rangeait son fusil dans une armoire et s’apprêtait à quitter la chambre, s’arrêta aux dernières paroles du marchand:

«Vous achetez le bois à vil prix, dit-il: il est venu me trouver trop tard. Je l’aurais engagé à en demander beaucoup plus.»

Rébenine se leva et toisa Levine en souriant.

«Constantin Dmitritch est très serré, dit-il en s’adressant à Stépane Arcadiévitch; on n’achète définitivement rien avec lui. J’ai marchandé son froment et je donnais un beau prix.

– Pourquoi vous ferais-je cadeau de mon bien? Je ne l’ai ni trouvé ni volé.

– Faites excuse; par le temps qui court, il est absolument impossible de voler; tout se fait, par le temps qui court, honnêtement et ouvertement. Qui donc pourrait voler? Nous avons parlé honorablement. Le bois est trop cher; je ne joindrais pas les deux bouts. Je dois prier le prince de céder quelque peu.

– Mais votre affaire est-elle conclue ou ne l’est-elle pas? Si elle est conclue, il n’y a plus à marchander; si elle ne l’est pas, c’est moi qui achète le bois.»

Le sourire disparut des lèvres de Rébenine. Une expression d’oiseau de proie, rapace et cruelle, l’y remplaça. De ses doigts osseux il déboutonna aussitôt sa redingote, offrant aux regards sa chemise, son gilet aux boutons de cuivre, sa chaîne de montre, et il retira de son sein un gros portefeuille usé.

«Le bois est à moi, s’il vous plaît, et il fit rapidement un signe de croix et tendit sa main. Prends mon argent, je prends ton bois. Voilà comment Rébenine entend les affaires; il ne compte pas ses kopecks, bredouilla-t-il tout en agitant son portefeuille d’un air mécontent.

«À ta place je ne me presserais pas, dit Levine.

– Mais je lui ai donné ma parole,» dit Oblonsky étonné.

Levine sortit de la chambre en fermant violemment la porte; le marchand le regarda sortir et hocha la tête en souriant.

«Tout ça, c’est un effet de jeunesse, définitivement, un pur enfantillage. Croyez-moi, j’achète pour ainsi dire pour la gloire, et parce que je veux qu’on dise: «C’est Rébenine qui a acheté la forêt d’Oblonsky», et Dieu sait si je m’en tirerai! Veuillez m’écrire nos petites conventions.»

Une heure plus tard, le marchand s’en retournait chez lui dans sa télègue, bien enveloppé de sa fourrure, avec son marché en poche.

«Oh! ces messieurs! dit-il à son commis: toujours la même histoire!

– C’est comme cela, répondit le commis en lui cédant les rênes pour accrocher le tablier de cuir du véhicule. Et par rapport à l’achat Michel Ignatich?

– Hé! hé!…»

XVII

Stépane Arcadiévitch rentra au salon, les poches bourrées de liasses de billets n’ayant cours que dans trois mois, mais que le marchand réussit à lui faire prendre en acompte. Sa vente était conclue, il tenait l’argent en portefeuille; la chasse avait été bonne; il était donc parfaitement heureux et content, et aurait voulu distraire son ami de la tristesse qui l’envahissait; une journée si bien commencée devait se terminer de même.

Mais Levine, quelque désir qu’il eût de se montrer aimable et prévenant pour son hôte, ne pouvait chasser sa méchante humeur; l’espèce d’ivresse qu’il éprouva en apprenant que Kitty n’était pas mariée fut de courte durée. Pas mariée et malade! malade d’amour peut-être pour celui qui la dédaignait! c’était presque une injure personnelle. Wronsky n’avait-il pas en quelque sorte acquis le droit de le mépriser, lui, Levine, puisqu’il dédaignait celle qui l’avait repoussé! C’était donc un ennemi. Il ne raisonnait pas cette impression, mais se sentait blessé, froissé, mécontent de tout, et particulièrement de cette absurde vente de forêt, qui s’était faite sous son toit, sans qu’il pût empêcher Oblonsky de se laisser tromper.

«Eh bien! est-ce fini? dit-il en venant au-devant de Stépane Arcadiévitch; veux-tu souper?

– Ce n’est pas de refus. Quel appétit on a à la campagne. C’est étonnant! Pourquoi n’as-tu pas offert un morceau à Rébenine?

– Que le diable l’emporte!

– Sais-tu que ta manière d’être avec lui m’étonne? Tu ne lui donnes même pas la main, pourquoi?

– Parce que je ne la donne pas à mon domestique, et mon domestique vaut cent fois mieux que lui.

– Quelles idées arriérées! Et la fusion des classes, qu’en fais-tu?

– J’abandonne cette fusion aux personnes à qui elle est agréable; quant à moi, elle me dégoûte.

– Décidément, tu es un rétrograde.

– À vrai dire, je ne me suis jamais demandé ce que j’étais: je suis tout bonnement Constantin Levine, rien de plus.

– Et Constantin Levine de bien mauvaise humeur, dit en souriant Oblonsky.

– C’est vrai, et sais-tu pourquoi? À cause de cette vente ridicule; excuse le mot.»

Stépane Arcadiévitch prit un air d’innocence calomniée et répondit par une grimace plaisante.

«Voyons, quand quelqu’un a-t-il vendu n’importe quoi sans qu’on lui dise aussitôt: «Vous auriez pu vendre plus cher?» et personne ne songe à offrir ces beaux prix avant la vente. Non, je vois que tu as une dent contre cet infortuné Rébenine.

– C’est possible, et je te dirai pourquoi. Tu vas me traiter encore d’arriéré et me donner quelque vilain nom, mais je ne puis m’empêcher de m’affliger en voyant la noblesse, cette noblesse à laquelle, en dépit de la fusion des classes, je suis heureux d’appartenir, allant toujours s’appauvrissant. Si encore cet appauvrissement tenait à des prodigalités, à une vie trop large, je ne dirais rien: vivre en grands seigneurs, c’est affaire aux nobles, et eux seuls s’y entendent. Aussi ne suis-je pas froissé de voir les paysans acheter nos terres; le propriétaire ne fait rien, le paysan travaille, il est juste que le travailleur prenne la place de celui qui reste oisif, c’est dans l’ordre. Mais ce qui me vexe et m’afflige, c’est de voir dépouiller la noblesse par l’effet, comment dirais-je, de son innocence. Ici c’est un fermier polonais qui achète à moitié prix, d’une dame qui habite Nice, une superbe terre. Là c’est un marchand qui prend en ferme pour un rouble la dessiatine ce qui en vaut dix. Aujourd’hui c’est toi qui, sans rime ni raison, fais à ce coquin un cadeau d’une trentaine de mille roubles.

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