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«Qu’avez-vous? vous êtes malade?» dit-il en français, tout en s’approchant d’elle. Il aurait voulu courir, mais, dans la crainte d’être aperçu, il jeta autour de lui et vers la porte de la terrasse un regard qui le fit rougir comme tout ce qui l’obligeait à craindre et à dissimuler.

«Non, je me porte bien, dit Anna en se levant et serrant vivement la main qu’il lui tendait. Je ne t’attendais pas.

– Bon Dieu, quelles mains froides!

– Tu m’as effrayée; je suis seule et j’attends Serge qui est allé se promener; ils reviendront par ici.»

Malgré le calme qu’elle affectait, ses lèvres tremblaient.

«Pardonnez-moi d’être venu, mais je ne pouvais passer la journée sans vous voir, continua-t-il en français, évitant ainsi le vous impossible et le tutoiement dangereux en russe.

– Je n’ai rien à pardonner: je suis trop heureuse.

– Mais vous êtes malade ou triste? dit-il en se penchant vers elle sans quitter sa main. À quoi pensez-vous?

– Toujours à la même chose,» répondit-elle en souriant.

Elle disait vrai. À quelque heure de la journée, à quelque moment qu’on l’eût interrogée, elle aurait invariablement répondu qu’elle pensait à son bonheur et à son malheur. Au moment où il était entré, elle se demandait pourquoi les uns, Betsy par exemple, dont elle savait la liaison avec Toushkewitch, prenaient si légèrement ce qui pour elle était si cruel? Cette pensée l’avait particulièrement tourmentée ce jour-là. Elle parla des courses, et lui, pour la distraire de son trouble, raconta les préparatifs qui se faisaient; son ton restait parfaitement calme et naturel.

«Faut-il, ou ne faut-il pas lui dire? pensait-elle en regardant ces yeux tranquilles et caressants. Il a l’air si heureux, il s’amuse tant de cette course, qu’il ne comprendra peut-être pas assez l’importance de ce qui nous arrive.»

«Vous ne m’avez pas dit à quoi vous songiez quand je suis entré, dit-il en interrompant son récit; dites-le, je vous en prie.»

Elle ne répondait pas. La tête baissée, elle levait vers lui ses beaux yeux; son regard était plein d’interrogations; sa main jouait avec une feuille détachée. Le visage de Wronsky prit aussitôt l’expression d’humble adoration, de dévouement absolu qui l’avait conquise.

«Je sens qu’il est arrivé quelque chose. Puis-je être tranquille un instant quand je vous sais un chagrin que je ne partage pas? Au nom du ciel, parlez,» répéta-t-il d’un ton suppliant.

«S’il ne sent pas toute l’importance de ce que j’ai à lui dire, je sais que je ne lui pardonnerai pas; mieux vaut se taire que de le mettre à l’épreuve,» pensa-t-elle en continuant à le regarder; sa main tremblait.

«Mon Dieu! qu’y a t-il? dit-il en lui prenant la main.

– Faut-il le dire?

– Oui, oui, oui.

– Je suis enceinte,» murmura-t-elle lentement.

La feuille qu’elle tenait entre ses doigts trembla encore plus, mais elle ne le quitta pas des yeux, car elle cherchait à lire sur son visage comment il supporterait cet aveu.

Il pâlit, voulut parler, mais s’arrêta et baissa la tête en laissant tomber la main qu’il tenait entre les siennes.

«Oui, il sent toute la portée de cet événement,» pensa-t-elle, et elle lui prit la main.

Mais elle se trompait en croyant qu’il sentait comme elle. À cette nouvelle, l’étrange impression d’horreur qui le poursuivait l’avait saisi plus vivement que jamais, et il comprit que la crise qu’il souhaitait, était arrivée. Dorénavant on ne pouvait plus rien dissimuler au mari, et il fallait sortir au plus tôt, n’importe à quel prix, de cette situation odieuse et insoutenable. Le trouble d’Anna se communiquait à lui. Il la regarda de ses yeux humblement soumis, lui baisa la main, se leva, et se mit à marcher de long en large sur la terrasse, sans parler.

Quand enfin il se rapprocha d’elle, il lui dit d’un ton décidé:

«Ni vous, ni moi, n’avons considéré notre liaison comme un bonheur passager; maintenant notre sort est fixé. Il faut absolument mettre fin aux mensonges dans lesquels nous vivons; – et il regarda autour de lui.

– Mettre fin? Comment y mettre fin, Alexis?» dit-elle doucement.

Elle s’était calmée et lui souriait tendrement.

«Il faut quitter votre mari et unir nos existences.

– Ne sont-elles pas déjà unies? répondit-elle à demi-voix.

– Pas tout à fait, pas complètement.

– Mais comment faire, Alexis? enseigne-le-moi, dit-elle avec une triste ironie, en songeant à ce que sa situation avait d’inextricable. Ne suis-je pas la femme de mon mari?

– Quelque difficile que soit une situation, elle a toujours une issue quelconque; il s’agit seulement de prendre un parti… Tout vaut mieux que la vie que tu mènes. Crois-tu donc que je ne voie pas combien tout est tourment pour toi: ton mari, ton fils, le monde, tout!

– Pas mon mari, dit-elle avec un sourire. Je ne le connais pas, je ne pense pas à lui. Je ne sais pas s’il existe.

– Tu n’es pas sincère. Je te connais: tu te tourmentes aussi à cause de lui.

– Mais il ne sait rien, – dit-elle, et soudain son visage se couvrit d’une vive rougeur: le cou, le front, les joues, tout rougit, et les larmes lui vinrent aux yeux. – Ne parlons plus de lui!»

XXIII

Ce n’était pas la première fois que Wronsky cherchait à lui faire comprendre et juger sa position, quoiqu’il ne l’eût encore jamais fait aussi fortement; et toujours il s’était heurté aux mêmes appréciations superficielles et presque futiles. Il lui semblait qu’elle était alors sous l’empire de sentiments qu’elle ne voulait, ou ne pouvait approfondir, et elle, la vraie Anna, disparaissait, pour faire place à un être étrange et indéchiffrable, qu’il ne parvenait pas à comprendre, qui lui devenait presque répulsif. Aujourd’hui il voulut s’expliquer à fond.

«Qu’il le sache ou ne le sache pas, dit-il d’une voix calme mais ferme, peu importe. Nous ne pouvons, vous ne pouvez rester dans cette situation, surtout à présent.

– Que faudrait-il faire selon vous? – demanda-t-elle avec la même ironie railleuse. Elle qui avait craint si vivement de lui voir accueillir sa confidence avec légèreté, était mécontente maintenant qu’il en déduisit la nécessité absolue d’une résolution énergique.

– Avouez tout, et quittez-le.

– Supposons que je le fasse, savez-vous ce qu’il en résultera? Je vais vous le dire: – et un éclair méchant jaillit de ses yeux tout à l’heure si tendres. «Ah vous en aimez un autre et avez une liaison criminelle? dit-elle en imitant son mari et appuyant sur le mot criminelle comme lui. Je vous avais avertie des suites qu’elle aurait au point de vue de la religion, de la société et de la famille. Vous ne m’avez pas écouté, maintenant je ne puis livrer à la honte mon nom, et…» – elle allait dire mon fils, mais s’arrêta, car elle ne pouvait plaisanter de son fils. – En un mot, il me dira nettement, clairement, sur le ton dont il discute les affaires d’État, qu’il ne peut me rendre la liberté, mais qu’il prendra des mesures pour éviter le scandale. C’est là ce qui se passera, car ce n’est pas un homme, c’est une machine et, quand il se fâche, une très méchante machine.»

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