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Et il tendit la main à l’enfant troublé. Serge avait toujours été timide avec son père, mais depuis que celui-ci l’appelait «jeune homme», et depuis qu’il se creusait la tête pour savoir si Wronsky était un ami ou un ennemi, il était devenu plus craintif encore. Il se tourna vers sa mère comme pour chercher protection; il ne se sentait à l’aise qu’auprès d’elle. Pendant ce temps Alexis Alexandrovitch prenait son fils par l’épaule et interrogeait la gouvernante sur son compte. Anna vit le moment où l’enfant, se sentant malheureux et gêné, allait fondre en larmes. Elle avait rougi en le voyant entrer, et, remarquant son embarras, elle se leva vivement, souleva la main d’Alexis Alexandrovitch pour dégager l’épaule de l’enfant, l’embrassa et l’emmena sur la terrasse. Puis elle vint rejoindre son mari.

«Il se fait tard, dit-elle en consultant sa montre. Pourquoi Betsy ne vient-elle pas?

– Oui, dit Alexis Alexandrovitch en faisant craquer les jointures de ses doigts et en se levant. Je suis aussi venu t’apporter de l’argent: tu dois en avoir besoin, car on ne nourrit pas de chansons les rossignols.

– Non… oui… j’en ai besoin, dit Anna en rougissant jusqu’à la racine des cheveux sans le regarder; mais tu reviendras après les courses?

– Oh oui, répondit Alexis Alexandrovitch. Et voici la gloire de Péterhof, la princesse Tverskoï, ajouta-t-il en apercevant par la fenêtre une calèche à l’anglaise qui approchait du perron; quelle élégance! c’est charmant! Allons, partons aussi.»

La princesse ne quitta pas sa calèche; son valet de pied en guêtres, livrée, et chapeau à l’anglaise, sauta du siège devant la maison.

«Je m’en vais, adieu! dit Anna en embrassant son fils et en tendant la main à son mari. Tu es très aimable d’être venu.»

Alexis Alexandrovitch lui baisa la main.

«Au revoir, tu reviendras prendre le thé; c’est parfait!» dit-elle en s’éloignant d’un air rayonnant et joyeux. Mais à peine fut-elle à l’abri des regards, qu’elle tressaillit avec répugnance en sentant sur sa main la trace de ce baiser.

XXVIII

Quand Alexis Alexandrovitch parut aux courses, Anna était déjà placée à côté de Betsy dans le pavillon principal, où la haute société se trouvait réunie; elle aperçut son mari de loin, et le suivit involontairement des yeux dans la foule. Elle le vit s’avancer vers le pavillon, répondant avec une bienveillance un peu hautaine aux saluts qui cherchaient à attirer son attention, échangeant des politesses distraites avec ses égaux, et recherchant les regards des puissants de la terre, auxquels il répondait en ôtant son grand chapeau rond, qui serrait le bout de ses oreilles. Anna connaissait toutes ces façons de saluer, et toutes lui étaient également antipathiques.

«Rien qu’ambition, que rage de succès: c’est tout ce que contient son âme, pensait-elle; quant aux vues élevées, à l’amour de la civilisation, à la religion, ce ne sont que des moyens pour atteindre son but: rien de plus.»

On voyait, d’après les regards que Karénine jetait sur le pavillon, qu’il ne découvrait pas sa femme dans ces flots de mousseline, de rubans, de plumes, de fleurs et d’ombrelles. Anna comprit qu’il la cherchait, mais eut l’air de ne pas s’en apercevoir.

«Alexis Alexandrovitch, cria la princesse Betsy, vous ne voyez donc pas votre femme? la voici.»

Il sourit de son sourire glacial.

«Tout ici est si brillant, que les yeux sont éblouis,» répondit-il en approchant du pavillon.

Il sourit à Anna, comme doit le faire un mari qui vient à peine de quitter sa femme, salua Betsy et ses autres connaissances, galant avec les femmes, poli avec les hommes.

Un général célèbre par son esprit et son savoir était là, près du pavillon; Alexis Alexandrovitch, qui l’estimait beaucoup, l’aborda, et ils se mirent à causer.

C’était entre deux courses; le général attaquait ce genre de divertissement, Alexis Alexandrovitch le défendait.

Anna entendait cette voix grêle et mesurée et ne perdait pas une seule des paroles de son mari, qui résonnaient toutes désagréablement à son oreille.

Lorsque la course d’obstacles commença, elle se pencha en avant, ne quittant pas Wronsky des yeux; elle le vit s’approcher de son cheval, puis le monter; la voix de son mari s’élevait toujours jusqu’à elle, et lui semblait odieuse. Elle souffrait pour Wronsky, mais souffrait plus encore de cette voix dont elle connaissait toutes les intonations.

«Je suis une mauvaise femme, une femme perdue, pensait-elle, mais je hais le mensonge, je ne le supporte pas, tandis que lui (son mari) en fait sa nourriture. Il sait tout, il voit tout; que peut-il éprouver, s’il est capable de parler avec cette tranquillité? J’aurais quelque respect pour lui s’il me tuait, s’il tuait Wronsky. Mais non, ce qu’il préfère à tout, c’est le mensonge, ce sont les convenances.»

Anna ne savait guère ce qu’elle aurait voulu trouver en son mari, et ne comprenait pas que la volubilité d’Alexis Alexandrovitch, qui l’irritait si vivement, n’était que l’expression de son agitation intérieure; il lui fallait un mouvement intellectuel quelconque, comme il faut à un enfant qui vient de se cogner un mouvement physique pour étourdir son mal; Karénine, lui aussi, avait besoin de s’étourdir pour étouffer les idées qui l’oppressaient en présence de sa femme et de Wronsky, dont le nom revenait à chaque instant.

«Le danger, disait-il, est une condition indispensable pour les courses d’officiers; si l’Angleterre peut montrer dans son histoire des faits d’armes glorieux pour la cavalerie, elle le doit uniquement au développement historique de la force dans ses hommes et ses chevaux. Le sport a, selon moi, un sens profond, et comme toujours nous n’en prenons que le côté superficiel.

– Superficiel, pas tant que cela, dit la princesse Tverskoï: on dit qu’un des officiers s’est enfoncé deux côtes.»

Alexis Alexandrovitch sourit froidement d’un sourire sans expression qui découvrait seulement ses dents.

«J’admets, princesse, que ce cas-là est interne et non superficiel, mais il ne s’agit pas de cela.» Et il se tourna vers le général, son interlocuteur sérieux:

«N’oubliez pas que ceux qui courent sont des militaires, que cette carrière est de leur choix, et que toute vocation a son revers de médaille: cela rentre dans les devoirs militaires; si le sport, comme les luttes à coups de poing ou les combats de taureaux espagnols sont des indices de barbarie, le sport spécialisé est au contraire un indice de développement.

– Oh! je n’y reviendrai plus, dit la princesse Betsy, cela m’émeut trop, n’est-ce pas, Anna?

– Cela émeut, mais cela fascine, dit une autre dame. Si j’avais été Romaine, j’aurais assidûment fréquenté le cirque.»

Anna ne parlait pas, mais tenait toujours sa lorgnette braquée du même côté.

En ce moment, un général de haute taille vint à traverser le pavillon; Alexis Alexandrovitch, interrompant brusquement son discours, se leva avec dignité et fit un profond salut:

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