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La mère de Wronsky avait d’abord appris avec un certain plaisir la liaison de son fils; rien, selon elle, ne pouvait mieux achever de former un jeune homme qu’un amour dans le grand monde; ce n’était, d’ailleurs pas sans un certain plaisir qu’elle constatait que cette Karénine, qui semblait si absorbée par son fils, n’était, après tout, qu’une femme comme une autre, chose du reste fort naturelle pour une femme belle et élégante, pensait la vieille comtesse. Mais cette manière de voir changea lorsqu’elle sut que son fils, afin de ne pas quitter son régiment et le voisinage de Mme Karénine, avait refusé un avancement important pour sa carrière; d’ailleurs, au lieu d’être la liaison brillante et mondaine qu’elle aurait approuvée, voilà qu’elle apprenait que cette passion tournait au tragique, à la Werther, et elle craignait de voir son fils commettre quelque sottise. Depuis le départ imprévu de celui-ci de Moscou, elle ne l’avait pas revu, et l’avait fait prévenir par son frère qu’elle désirait sa visite. Ce frère aîné n’était guère plus satisfait, non qu’il s’inquiétât de savoir si cet amour était profond ou éphémère, calme ou passionné, innocent ou coupable (lui-même, quoique père de famille, entretenait une danseuse et n’avait pas le droit d’être sévère), mais il savait que cet amour déplaisait en haut lieu, et blâmait son frère en conséquence.

Wronsky, outre ses relations mondaines et son service, avait une passion qui l’absorbait: celle des chevaux. Des courses d’officiers devaient avoir lieu cet été-là; il se fit inscrire et acheta une jument anglaise pur sang; malgré son amour, et quoiqu’il y mît de la réserve, ces courses avaient pour lui un attrait très vif. Pourquoi d’ailleurs ces deux passions se seraient-elles nui? Il lui fallait un intérêt quelconque, en dehors d’Anna, pour le reposer des émotions violentes qui l’agitaient.

XIX

Le jour des courses de Krasnoé-Selo, Wronsky vint, plus tôt que d’habitude, manger un bifteck dans la salle commune des officiers; il n’était pas trop rigoureusement tenu à restreindre sa nourriture, son poids répondant aux quatre pouds exigés, mais il ne fallait pas engraisser, et il s’abstenait en conséquence de sucre et de farineux. Il s’assit devant la table, sa redingote déboutonnée laissant apercevoir un gilet blanc, et ouvrit un roman français; les deux bras appuyés sur la table, il semblait absorbé par sa lecture, mais ne prenait cette attitude que pour se dérober aux conversations des allants et venants; sa pensée était ailleurs.

Il songeait au rendez-vous que lui avait donné Anna après les courses; depuis trois jours il ne l’avait pas vue, et se demandait si elle pourrait tenir sa promesse, car son mari venait de rentrer à Pétersbourg d’un voyage à l’étranger. Comment s’en assurer? C’était à la villa de Betsy, sa cousine, qu’ils s’étaient rencontrés pour la dernière fois; il n’allait chez les Karénine que le moins possible; oserait-il s’y rendre?

«Je dirai simplement que je suis chargé par Betsy de savoir si elle compte venir aux courses; oui certainement, j’irai,» décida-t-il intérieurement; et son imagination lui peignit si vivement le bonheur de cette entrevue, que son visage rayonna de joie au-dessus de son livre.

«Fais dire chez moi qu’on attelle au plus vite la troïka à la calèche,» dit-il au garçon qui lui servait son bifteck tout chaud sur un plat d’argent. Il attira vers lui l’assiette et se servit.

On entendait dans la salle de billard voisine un bruit de billes, et des voix causant et riant; deux officiers se montrèrent à la porte; l’un d’eux, tout jeune, à la figure délicate, était récemment sorti du corps des pages; l’autre, gras et vieux, avait de petits yeux humides et un bracelet au bras.

Wronsky les regarda et continua à manger et à lire tout à la fois, d’un air mécontent, comme s’il ne les eût pas remarqués.

«Tu prends des forces, hein? demanda le gros officier en s’asseyant près de lui.

– Comme tu vois, répondit Wronsky en s’essuyant la bouche et en fronçant le sourcil, toujours sans les regarder.

– Tu ne crains pas d’engraisser? continua le gros officier et en avançant une chaise au plus jeune.

– Quoi? demanda Wronsky en découvrant ses dents avec une grimace d’ennui et d’aversion.

– Tu ne crains pas d’engraisser?

– Garçon, du xérès!» cria Wronsky sans lui répondre, et il transporta son livre de l’autre côté de l’assiette pour continuer à lire.

Le gros officier prit la carte des vins, la tendit au plus jeune et lui dit:

«Vois donc ce que nous pourrions boire.

– Du vin du Rhin, si tu veux,» répondit celui-ci en tâchant de saisir son imperceptible moustache, tout en regardant timidement Wronsky du coin de l’œil.

Voyant qu’il ne bougeait pas, il se leva et dit: «Allons dans la salle de billard.»

Le gros officier se leva aussi, et ils se dirigèrent du côté de la porte.

Au même moment entra un capitaine de cavalerie, grand et beau garçon nommé Yashvine; il fit aux deux officiers un petit salut dédaigneux et s’approcha de Wronsky.

«Ah! te voilà,» cria-t-il en lui posant vivement sa grande main sur l’épaule. Wronsky mécontent se retourna, mais son visage reprit aussitôt une expression douce et amicale.

«C’est bien fait, Alexis, dit le capitaine de sa voix sonore, mange maintenant et avale un petit verre par là-dessus.

– Je n’ai pas faim.

– Ce sont les inséparables,» dit Yashvine en regardant d’un air moqueur les deux officiers qui s’éloignaient, et il s’assit, pliant ses grandes jambes, étroitement serrées dans son pantalon d’uniforme, et trop longues pour la hauteur des chaises.

«Pourquoi n’es-tu pas venu au théâtre hier? la Numérof n’était vraiment pas mal; où as-tu été?

– Je me suis attardé chez les Tverskoï.

– Ah!»

Yashvine était, au régiment, le meilleur ami de Wronsky, bien qu’il fût aussi joueur que débauché. On ne pouvait dire de lui que c’était un homme sans principes; il en avait, mais ils étaient foncièrement immoraux. Wronsky admirait sa force physique exceptionnelle, qui lui permettait de boire comme un tonneau sans s’en apercevoir, et de se passer, au besoin, complètement de sommeil; il n’admirait pas moins sa force morale, qui le rendait redoutable même à ses chefs, dont il savait se faire respecter aussi bien que de ses camarades. Au club anglais, il passait pour le premier des joueurs, parce que, sans jamais cesser de boire, il risquait des sommes considérables avec un calme et une présence d’esprit imperturbables.

Si Wronsky éprouvait pour Yashvine de l’amitié et une certaine considération, c’est qu’il savait que sa propre fortune et sa position sociale n’entraient pour rien dans l’attachement que lui témoignait celui-ci; il était aimé pour lui-même. Aussi Yashvine était-il le seul homme auquel Wronsky eût voulu parler de son amour, persuadé que, malgré son mépris affecté pour toute espèce de sentiment, il pourrait seul comprendre sa passion avec ce qu’elle avait de sérieux et d’absorbant. Il le savait en outre incapable de bavardages et de médisances, et ces raisons réunies lui rendaient toujours sa présence agréable.

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