– Monsieur!
– Abandonnez-la, vous dis-je, et, à cette condition, je consens, car mon indulgence égale ma justice, je consens à lui accorder une petite rente, en réparation du dommage que sa réputation a souffert.
– Grand Dieu! une pareille proposition! Elena! l’honneur, l’innocence même!
– On vous trompe, reprit le marquis, et je pourrais vous donner de sa mauvaise conduite telles preuves qui ébranleraient votre confiance, si enthousiaste que vous soyez.
– Calomnies! Indignes calomnies!
– Je vous plains, dit froidement le marquis. Vous pouvez être de bonne foi, vous la croyez vertueuse malgré vos visites nocturnes chez elle; mais supposons qu’il en soit ainsi, comment effacerez-vous la tache que vos assiduités ont infligée à sa renommée?
– En proclamant devant le monde entier qu’elle est digne de devenir ma femme! s’écria Vivaldi, les yeux étincelants de courage et de résolution.
– Votre femme! dit le marquis, d’un accent qui exprimait à la fois un profond dédain et une colère inquiète. Si je vous croyais capable d’abjurer à ce point l’honneur de notre maison, je vous renoncerais à l’instant même pour mon fils.
– Comment donc, reprit Vivaldi, oublierais-je ce qui est dû à ma famille, quand je ne fais que défendre les droits de l’innocence méconnue?
– Je vous demanderai, moi, d’après quel principe de morale vous désobéissez à un père. Quelle est donc la vertu qui vous apprend à vous dégrader, vous et les vôtres?
– Il n’y a de dégradation que dans le vice, monsieur; et, dans certaines circonstances, c’est une vertu que de désobéir.
– Ce langage paradoxal et romanesque, reprit le marquis irrité, me révèle suffisamment où vous puisez vos inspirations et ce que je dois penser de la prétendue innocence de celle que vous défendez avec cette ardeur chevaleresque. C’est vous, monsieur, sachez-le bien, qui appartenez à votre famille et non pas votre famille qui vous appartient; vous avez à garder le dépôt de son honneur, et vous n’avez pas le droit de disposer de vous-même. Je vous préviens que ma patience est à bout.
Vivaldi ne put entendre attaquer la vertu d’Elena sans prendre de nouveau sa défense, mais ce fut avec les égards et la déférence d’un fils, quoique avec la dignité d’un homme. Ils se séparèrent fort irrités l’un et l’autre; Vivaldi ayant fait des efforts inutiles pour obtenir de son père le nom du dénonciateur d’Elena, et le marquis n’ayant pu arracher à son fils la promesse de ne plus la revoir.
Bien que le jeune homme eût prévu le mécontentement de son père, la scène qui venait d’avoir lieu, après tant de rêves de bonheur, lui avait causé une vive souffrance; mais l’injure faite au caractère d’Elena l’encourageait à persister dans son amour; car, en supposant même qu’il lui eût été possible de renoncer à elle, il se trouvait maintenant engagé d’honneur à la protéger. Cause involontaire des attaques dont elle était l’objet, c’était à lui d’en détruire l’effet. Sous l’empire de cette logique de la passion, il appliqua ses premiers soins à découvrir l’auteur des rapports parvenus à son père, et crut reconnaître son délateur dans le moine qui lui avait parlé sur la route de la villa Altieri, quoiqu’il ne pût concilier ce double rôle d’espion et de diffamateur avec la bienveillance apparente des avis qu’il avait reçus.
Cependant le cœur d’Elena, partagé entre l’amour et la fierté, était loin d’être tranquille et, si elle eût été instruite de la scène qui s’était passée entre le marquis et son fils, un juste sentiment de sa dignité l’eût décidée à étouffer une passion naissante; mais la signora Bianchi, en l’instruisant du sujet de la dernière visite de Vivaldi, avait un peu atténué les circonstances qui pouvaient la révolter. Elle s’était contentée de lui avouer que les parents du jeune comte se résoudraient difficilement peut-être à approuver son union avec une personne d’un rang inférieur. Elena n’en fut pas moins choquée à l’idée d’entrer clandestinement dans cette noble famille; mais la vieille dame, que ses infirmités croissantes engageaient à presser les résolutions de sa nièce et qui avait lu dans le cœur de celle-ci, se promit de faire tous ses efforts pour vaincre certaines réticences que l’amour l’aiderait d’ailleurs à ébranler.
Vivaldi, le soir même de son entrevue avec son père, était retourné à la villa Altieri, non pas pour donner une sérénade mystérieuse à sa maîtresse, mais pour causer ouvertement avec la tante qui le reçut cette fois d’une manière plus affable. En voyant quelques nuages sur la physionomie du jeune homme, elle en attribua la cause à l’incertitude où il était sur les dispositions d’Elena; elle se hasarda à dissiper cette inquiétude et à relever les espérances de Vivaldi, qui la quitta un peu rassuré, quoiqu’il n’eût pu obtenir encore la faveur de voir la jeune fille.
À peine était-il de retour au palais, que la marquise, malgré l’heure avancée, l’envoya chercher pour lui faire subir une scène semblable à celle qu’il avait eue avec son père, avec cette différence toutefois qu’elle l’interrogea avec plus d’adresse et l’observa avec plus de sagacité. Vivaldi d’ailleurs ne perdit pas un seul instant le respect qu’il devait à sa mère; la marquise, de son côté, prit soin de ménager la passion de son fils et montra moins de violence que le marquis dans ses remontrances et dans ses menaces. Modération facile à une femme adroite qui avait déjà préparé les moyens d’entraver les projets de son fils.
Vivaldi ne connaissait pas assez le caractère de sa mère pour savoir combien ses résolutions étaient redoutables; il la quitta donc sans se laisser effrayer ni détourner de son but. Mais la marquise, désespérant de triompher à force ouverte, avait pris pour auxiliaire un homme doué du genre de talents qu’il lui fallait, et dont elle connaissait à fond le génie et le caractère.
Il y avait alors chez les dominicains du couvent de Spirito Santo, à Naples, un religieux appelé le père Schedoni. Sa famille était inconnue, et lui-même avait grand soin, en toute occasion, d’étendre sur son origine un voile impénétrable; il éludait avec beaucoup d’adresse toutes les questions que ses frères pouvaient lui poser à ce sujet. On ignorait jusqu’au lieu de sa naissance. Diverses circonstances donnaient cependant à penser qu’il était homme de condition et qu’il avait joui de quelque fortune. Son caractère, dont la hauteur perçait à travers l’humble costume de son ordre, trahissait l’orgueil d’une ambition déçue plutôt que la fierté d’une âme généreuse. Ceux de ses frères à qui il avait inspiré quelque intérêt supposaient que la singularité de ses manières, sa réserve austère, son silence obstiné, étaient dus à des malheurs immérités dont le souvenir révoltait encore un esprit aigri, tandis que d’autres ne voyaient dans cette manière d’être que l’effet d’une conscience troublée par le remords de quelque grand crime.
Quelquefois, il se tenait plusieurs jours de suite à l’écart de toute société ou absorbé dans une méditation silencieuse. On ne savait pas toujours en quel lieu il se retirait, quoique l’on eût coutume d’épier ses allées et venues. Jamais on ne l’entendait se plaindre de rien ni de personne. Aucun des religieux ne l’aimait; plusieurs éprouvaient de l’antipathie pour lui, et presque tous le craignaient. Son aspect, à la vérité, ne prévenait pas en sa faveur. Il était fort maigre et de grande taille; lorsqu’il marchait enveloppé dans la robe noire de son ordre, il y avait dans son air je ne sais quoi de fantastique et de surnaturel; l’ombre de son capuchon, projetée sur la pâleur livide de son visage, ajoutait à l’austérité de sa physionomie et donnait à ses grands yeux un caractère sombre dont l’effet approchait de l’horreur. On voyait sur ses traits une expression indéfinissable, c’était comme la trace de passions autrefois ardentes et qui n’animaient plus ce visage de marbre. Ses yeux seuls étaient encore si perçants qu’ils semblaient pénétrer dans le tréfonds du cœur humain; peu de personnes pouvaient supporter ce regard d’aigle, et celui qui en avait subi l’effet évitait de le rencontrer une seconde fois. Ce moine pourtant, malgré son goût pour la retraite et les austérités, savait, à l’occasion, se plier avec une souplesse singulière à l’humeur et aux passions des personnes qu’il avait intérêt à se concilier, et il parvenait aussi à les dominer complètement.