Je songeais à lui, en voyant fuir les émousses de deux côtés du chemin, et j'allongeais l'allure de mon cheval. Il était nuit noire quand j'arrivai à Saint-Jean.
J'entrai dans l'auberge, dont l'enseigne faisait grincer tristement sa chaîne au vent, dans l'ombre. Et, après avoir conduit moi-même mon cheval à l'écurie, j'entrai dans la salle basse et me jetai dans un vieux fauteuil à oreilles, au coin de la cheminée. Tandis que je me réchauffais ainsi, je pus voir, à la clarté de la flamme, le visage de mon hôtesse.
C'était celui d'une horrible vieille. Sur sa face, déjà couverte d'un peu de terre, on ne voyait qu'un nez rongé et des yeux morts dans des paupières sanglantes. Elle m'examinait avec défiance, comme un étranger. C'est pourquoi je lui dis, pour la rassurer, mon nom qu'elle devait bien connaître. Elle répondit, en secouant la tête, qu'il n'y avait plus de Nozière. Pourtant, elle voulut bien m'apprêter à souper. Elle jeta un fagot dans l'âtre et sortit.
J'étais triste et las, et tourmenté d'une angoisse indicible.
Des images sombres et violentes venaient m'assaillir. Je m'assoupis un moment; mais, dans mon demi-sommeil, je continuai d'entendre dans la trémie les gémissements du vent dont les rafales soulevaient sur mes bottes les cendres du foyer.
Quand, au bout de quelques minutes, je rouvris les yeux, je vis ce que je n'oublierai jamais, je vis distinctement, au fond de la chambre, sur le mur blanchi à la chaux, une ombre immobile; c'était l'ombre d'une jeune fille. Le profil en était si doux, si pur et si charmant, que je sentis, en le voyant, toute ma fatigue et toute ma tristesse se fondre en un sentiment délicieux d'admiration.
Je la contemplai, ce me semble, pendant une minute; il se peut toutefois que mon ravissement ait été plus ou moins long, car je n'ai aucun moyen d'en estimer la véritable durée. Je tournai ensuite la tête pour voir celle qui faisait une si belle ombre. Il n'y avait personne dans la chambre… personne que la vieille cabaretière occupée à mettre une nappe blanche sur la table.
De nouveau je regardai le mur: l'ombre n'y était plus.
Alors quelque chose comme une peine d'amour me prit le cœur, et la perte que je venais de faire me désola.
Je réfléchis quelques instants, avec une entière lucidité, puis:
«La mère! dis-je, la mère! qui donc était là, tout à l'heure?» Mon hôtesse, surprise, me dit qu'elle n'avait vu personne.
Je courus à la porte. La neige, qui tombait abondamment, couvrait le sol, et aucun pas n'était marqué dans la neige.
«La mère! vous êtes sûre qu'il n'y a point une femme dans la maison?» Elle répondit qu'il n'y avait qu'elle.
«Mais cette ombre?» m'écriai-je.
Elle se tut.
Alors je m'efforçai de déterminer, d'après les principes d'une exacte physique, la place du corps dont j'avais vu l'ombre, et, montrant du doigt cette place:
«Elle était là, là, vous dis-je…» La vieille s'approcha, une chandelle à la main, et arrêta sur moi ses horribles yeux sans regard, puis:
«Je vois, à cette heure, dit-elle, que vous ne me trompez pas, et que vous êtes bien un Nozière. Seriez-vous point le fils à Jean, le docteur de Paris? J'ai connu son oncle, le gars René. Il voyait, lui aussi, une femme que personne ne voyait. Il faut croire que c'est une punition de Dieu sur toute la famille pour la faute de Claude le chouan, qui perdit son âme avec la femme du boulanger.
– Parlez-vous, lui dis-je, de Claude, dont le squelette fut trouvé dans le tronc creux d'un émousse, avec un fusil et un chapelet?
– Mon jeune monsieur, le chapelet ne lui servit de rien.
Il s'était damné pour une femme.» La vieille ne m'en dit pas davantage. Je pus à peine goûter le pain, les œufs, le lard et le cidre qu'elle me servit.
Mes yeux se tournaient sans cesse vers le mur où j'avais vu l'ombre. Oh! je l'avais bien vue! Elle était fine et plus nette que n'aurait dû l'être une ombre produite naturellement par la clarté tremblante de l'âtre et la flamme fumeuse d'une chandelle.
Le lendemain je visitai la maison déserte où vécurent en leur temps Claude et René; je parcourus le pays, j'interrogeai le curé; mais je n'appris rien qui put me faire connaître la jeune fille dont j'avais vu l'ombre.
Aujourd'hui encore, je ne sais s'il faut en croire la vieille cabaretière. Je ne sais si quelque fantôme visitait, dans l'âpre solitude du Bocage, les paysans dont je sors, et si l'Ombre héréditaire, qui hantait mes aïeux farouches et mystiques, ne s'est pas montrée avec une grâce nouvelle à leur enfant rêveur.
Ai-je vu dans l'auberge de Saint-Jean le démon familier des Nozière, ou plutôt ne me fut-il pas annoncé, dans cette nuit d'hiver, que ma part des choses de ce monde serait la meilleure et que l'indulgente nature m'avait accordé le plus cher de ses dons, le don des rêves?
LE LIVRE DE SUZANNE
SUZANNE
I LE COQ
Suzanne ne s'était pas encore mise à la recherche du beau. Elle s'y mit à trois mois et vingt jours avec beaucoup d'ardeur.
C'était dans la salle à manger. Elle a, cette salle, un faux air d'ancienneté à cause des plats de faïence, des bouteilles de grès, des buires d'étain et des fioles de verre de Venise qui chargent les dressoirs. C'est la maman de Suzanne qui a arrangé tout cela en Parisienne entichée de bibelots.
Suzanne, au milieu de ces vieilleries, paraît plus fraîche dans sa robe blanche brodée, et l'on se dit, en la voyant là:
«C'est, en vérité, une petite créature toute neuve!» Elle est indifférente à cette vaisselle d'aïeux, aux vieux portraits noirs et aux grands plats de cuivre pendus aux murs. Je compte bien que, plus tard, toutes ces antiquités lui donneront des idées fantastiques et feront germer dans sa tête des rêves bizarres, absurdes et charmants. Elle aura ses visions. Elle y exercera, si son esprit s'y prête, cette jolie imagination de détail et de style qui embellit la vie. Je lui conterai des histoires insensées qui ne seront pas beaucoup plus fausses que les autres, mais qui seront beaucoup plus belles; elle en deviendra folle. Je souhaite à tous ceux que j'aime un petit grain de folie. Cela rend le cœur gai. En attendant, Suzanne ne sourit même pas au petit Bacchus assis sur son tonneau. On est sérieux, à trois mois et vingt jours.
Or, c'était un matin, un matin d'un gris tendre. Des liserons emmêlés à la vigne vierge encadraient la fenêtre de leurs étoiles diversement nuancées. Nous avions fini de déjeuner, ma femme et moi, et nous causions comme des gens qui n'ont rien à dire. C'était une de ces heures où le temps coule comme un fleuve tranquille. Il semble qu'on le voie couler et que chaque mot qu'on dit soit un petit caillou qu'on y jette. Je crois bien que nous parlions de la couleur des yeux de Suzanne. C'est un sujet inépuisable.