Adieu, petit moi que j'ai perdu et que je regretterais à jamais, si je ne te retrouvais embelli dans mon fils!
XI LA FORET DE MYRTES
J'avais été un enfant très intelligent, mais, vers dix-sept ans, je devins stupide. Ma timidité était telle alors, que je ne pouvais ni saluer ni m'asseoir en compagnie, sans que la sueur me mouillât le front. La présence des femmes me jetait dans une sorte d'effarement. J'observais à la lettre ce précepte de l'Imitation de Jésus-Christ, qu'on m'avait appris dans je ne sais quelle basse classe et que j'avais retenu parce que les vers, qui sont de Corneille, m'en avaient semblé bizarres:
Fuis avec un grand soin la pratique des femmes; Ton ennemi par là peut savoir ton défaut.
Recommande en commun aux bontés du Très-Haut. Celles dont les vertus embellissent les âmes, Et, sans en voir jamais qu'avec un prompt adieu, Aime-les toutes, mais en Dieu.
Je suivais le conseil du vieux moine mystique; mais, si je le suivais, c'était bien malgré moi. J'aurais voulu voir les femmes avec un adieu moins prompt.
Parmi les amies de ma mère, il en était une auprès de laquelle j'aurais particulièrement aimé me tenir et causer longtemps. C'était la veuve d'un pianiste mort jeune et célèbre, Adolphe Gance. Elle se nommait Alice. Je n'avais jamais bien vu ni ses cheveux, ni ses yeux, ni ses dents…
Comment bien voir ce qui flotte, brille, étincelle, éblouit?
Mais elle me semblait plus belle que le rêve et d'un éclat surnaturel. Ma mère avait coutume de dire qu'à les détailler les traits de Mme Gance n'avaient rien d'extraordinaire.
Chaque fois que ma mère exprimait ce sentiment, mon père secouait la tête avec incrédulité. C'est qu'il faisait sans doute comme moi, cet excellent père: il ne détaillait pas les traits de Mme Gance. Et, quel qu'en fût le détail, l'ensemble en était charmant. N'en croyez point maman; je vous assure que Mme Gance était belle. Mme Gance m'attirait: la beauté est une douce chose; Mme Gance me faisait peur: la beauté est une chose terrible.
Un soir que mon père recevait quelques personnes, Mme Gance entra dans le salon avec un air de bonté qui m'encouragea un peu. Elle prenait quelquefois, au milieu des hommes, l'air d'une promeneuse qui jette à manger aux petits oiseaux. Puis, tout à coup, elle affectait une attitude hautaine; son visage se glaçait et elle agitait son éventail avec une lenteur maussade. Je ne m'expliquais pas cela. Je me l'explique aujourd'hui parfaitement:
Mme Gance était coquette, voilà tout.
Je vous disais donc qu'en entrant dans le salon, ce soir-là, elle jeta à tout le monde et même au plus humble, qui était moi, quelque miette de son sourire. Je ne la quittai point du regard et je crus surprendre dans ses beaux yeux une expression de tristesse; j'en fus bouleversé. C'est que, voyez-vous, j'étais une bonne créature. On la pria de jouer au piano. Elle joua un nocturne de Chopin: je n'ai jamais rien entendu de si beau. Je croyais sentir les doigts mêmes d'Alice, ses doigts longs et blancs, dont elle venait d'ôter les bagues, effleurer mes oreilles d'une céleste caresse.
Quand elle eut fini, j'allai d'instinct et sans y penser la ramener à sa place et m'asseoir auprès d'elle. En sentant les parfums de son sein, je fermai les yeux. Elle me demanda si j'aimais la musique; sa voix me donna le frisson. Je rouvris les yeux et je vis qu'elle me regardait; ce regard me perdit.
«Oui, monsieur», répondis-je dans mon trouble…
Puisque la terre ne s'entrouvrit pas en ce moment pour m'engloutir, c'est que la nature est indifférente aux vœux les plus ardents des hommes.
Je passai la nuit dans ma chambre à m'appeler idiot et brute et à me donner des coups de poing par le visage. Le matin, après avoir longuement réfléchi, je ne me réconciliai pas avec moi-même. Je me disais: «vouloir exprimer à une femme qu'elle est belle, qu'elle est trop belle et qu'elle sait tirer du piano des soupirs, des sanglots et des larmes véritables, et ne pouvoir lui dire que ces deux mots: Oui, monsieur, c'est être dénué plus que de raison du don d'exprimer sa pensée. Pierre Nozière, tu es un infirme, va te cacher!» Hélas! je ne pouvais pas même me cacher tout à fait. Il me fallait paraître en classe, à table, en promenade. Je cachais mes bras, mes jambes, mon cou, comme je pouvais. On me voyait encore et j'étais bien malheureux. Avec mes camarades, j'avais au moins la ressource de donner et de recevoir des coups de poing; c'est une attitude, cela.
Mais avec les amies de ma mère, j'étais pitoyable. J'éprouvais la bonté de ce précepte de l'Imitation:
Fuis avec un grand soin la pratique des femmes.
«Quel conseil salutaire! me disais-je. Si j'avais fuie Mme Gance dans cette soirée funeste où, jouant un nocturne avec tant de poésie, elle fit passer dans l'air de voluptueux frissons; si je l'avais fuie alors, elle ne m'aurait pas dit: «Aimez-vous la musique?» et je ne lui aurais pas répondu: «Oui, monsieur.» Ces deux mots: «Oui, monsieur», me tintaient sans cesse aux oreilles. Le souvenir m'en était toujours présent ou plutôt, par un horrible phénomène de conscience, il me semblait que, le temps s'étant subitement arrêté, je restais indéfiniment à l'instant où venait d'être articulée cette parole irréparable: «Oui, monsieur.» Ce n'était pas un remords qui me torturait. Le remords est doux auprès de ce que je ressentais. Je demeurai dans une sombre mélancolie pendant six semaines, au bout desquelles mes parents eux-mêmes s'aperçurent que j'étais imbécile.
Ce qui complétait mon imbécillité, c'est que j'avais autant d'audace dans l'esprit que de timidité dans les manières. D'ordinaire, l'intelligence des jeunes gens est rude. La mienne était inflexible. Je croyais posséder la vérité. J'étais violent et révolutionnaire, quand j'étais seul.
Seul, quel gaillard, quel luron je faisais! J'ai bien changé depuis lors. Maintenant, je n'ai pas trop peur de mes contemporains. Je me mets autant que possible à ma place entre ceux qui ont plus d'esprit que moi et ceux qui en ont moins, et je compte sur l'intelligence des premiers. Par contre, je ne suis plus trop rassuré en face de moi-même…
Mais je vous conte une histoire de ma dix-septième année.
Vous concevez qu'alors cette timidité et cette audace mêlées faisaient de moi un être tout à fait absurde.
Six mois après l'affreuse aventure que je vous ai dite, et ma rhétorique étant terminée avec quelque honneur, mon père m'envoya passer les vacances au grand air. Il me recommanda à un de ses plus humbles et de ses plus dignes confrères, à un vieux médecin de campagne, lequel pratiquait à Saint-Patrice.
C'est là que j'allai. Saint-Patrice est un petit village de la côte normande qui s'adosse à une forêt et qui descend doucement vers une plage de sable, resserrée entre deux falaises. Cette plage était alors sauvage et déserte. La mer, que je voyais pour la première fois, et les bois, dont le calme était si doux, me causèrent d'abord une sorte de ravissement. Le vague des eaux et des feuillages était en harmonie avec le vague de mon âme. Je courais à cheval dans la forêt; je me roulais à demi nu sur la grève, plein de désir de quelque chose d'inconnu que je devinais partout et que je ne trouvais nulle part.