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Je tenais mes yeux ouverts. Et pourtant (cela est un autre prodige) je me retrouvais tout à coup dans la chambre pleine de soleil, n'y voyant que ma mère en peignoir rose et ne sachant pas du tout comment la nuit et les monstres s'en étaient allés.

«Quel dormeur tu fais!» disait ma mère en riant.

Il fallait, en effet, que je fusse un fameux dormeur.

Hier, en flânant sur les quais, je vis dans la boutique d'un marchand de gravures un de ces cahiers de grotesques dans lesquels le Lorrain Callot exerça sa pointe fine et dure et qui se sont faits rares. Au temps de mon enfance, une marchande d'estampes, la mère Mignot, notre voisine, en tapissait tout un mur, et je les regardais chaque jour, en allant à la promenade et en en revenant; je nourrissais mes yeux de ces monstres, et, quand j'étais couché dans mon petit lit à galerie, je les revoyais sans avoir l'esprit de les reconnaître. O magie de Jacques Callot!

Le petit cahier que je feuilletais réveilla en moi tout un monde évanoui, et je sentis s'élever dans mon âme comme une poussière embaumée au milieu de laquelle passaient des ombres chéries.

II LA DAME EN BLANC

En ce temps-là, deux dames habitaient la même maison que nous, deux dames vêtues l'une tout de blanc, l'autre tout de noir.

Ne me demandez pas si elles étaient jeunes: cela passait ma connaissance. Mais je sais qu'elles sentaient bon et qu'elles avaient toutes sortes de délicatesses. Ma mère, fort occupée et qui n'aimait pas à voisiner, n'allait guère chez elles. Mais j'y allais souvent, moi, surtout à l'heure du goûter, parce que la dame en noir me donnait des gâteaux.

Donc, je faisais seul mes visites. Il fallait traverser la cour.

Ma mère me surveillait de sa fenêtre, et frappait sur les vitres quand je m'oubliais trop longtemps à contempler le cocher qui pansait ses chevaux. C'était tout un travail de monter l'escalier à rampe de fer, dont les hauts degrés n'avaient point été faits pour mes petites jambes. J'étais bien payé de ma peine dès que j'entrais dans la chambre des dames; car il y avait là mille choses qui me plongeaient dans l'extase. Mais rien n'égalait les deux magots de porcelaine qui se tenaient assis sur la cheminée, de chaque côté de la pendule. D'eux-mêmes, ils hochaient la tête et tiraient la langue. J'appris qu'ils venaient de Chine et je me promis d'y aller. La difficulté était de m'y faire conduire par ma bonne. J'avais acquis la certitude que la Chine était derrière l'Arc de Triomphe, mais je ne trouvais jamais moyen de pousser jusque-là.

Il y avait aussi, dans la chambre des dames, un tapis à fleurs, sur lequel je me roulais avec délices, et un petit canapé doux et profond, dont je faisais tantôt un bateau, tantôt un cheval ou une voiture. La dame en noir, un peu grasse, je crois, était très douce et ne me grondait jamais.

La dame en blanc avait ses impatiences et ses brusqueries, mais elle riait si joliment! Nous faisions bon ménage tous les trois, et j'avais arrangé dans ma tête qu'il ne viendrait jamais que moi dans la chambre aux magots. La dame en blanc, à qui je fis part de cette décision, se moqua bien un peu de moi, à ce qu'il me sembla; mais j'insistai et elle me promit tout ce que je voulus.

Elle promit. Un jour pourtant, je trouvai un monsieur assis dans mon canapé, les pieds sur mon tapis et causant avec mes dames d'un air satisfait. Il leur donna même une lettre qu'elles lui rendirent après l'avoir lue. Cela me déplut, et je demandai de l'eau sucrée parce que j'avais soif et aussi pour qu'on fît attention à moi. En effet, le monsieur me regarda.

«C'est un petit voisin, dit la dame en noir.

– Sa mère n'a que celui-là, n'est-il pas vrai? reprit le monsieur.

– Il est vrai, dit la dame en blanc. Mais qu'est-ce qui vous a fait croire cela?

– C'est qu'il a l'air d'un enfant gâté, reprit le monsieur.

Il est indiscret et curieux. En ce moment, il ouvre des yeux comme des portes cochères.» C'était pour le mieux voir. Je ne veux pas me flatter, mais je compris admirablement, après la conversation, que la dame en blanc avait un mari qui était quelque chose dans un pays lointain, que le visiteur apportait une lettre de ce mari, qu'on le remerciait de son obligeance, et qu'on le félicitait d'avoir été nommé premier secrétaire. Tout cela ne me contenta pas et, en m'en allant, je refusai d'embrasser la dame en blanc, pour la punir.

Ce jour-là, au dîner, je demandai à mon père ce que c'était qu'un secrétaire. Mon père ne me répondit point, et ma mère me dit que c'était un petit meuble dans lequel on range des papiers. Conçoit-on cela? On me coucha, et les monstres, avec un œil au milieu de la joue, défilèrent autour de mon lit en faisant plus de grimaces que jamais.

Si vous croyez que je pensai le lendemain au monsieur que j'avais trouvé chez la dame en blanc, vous vous trompez; car je l'avais oublié de tout mon cœur, et il n'eût tenu qu'à lui d'être à jamais effacé de ma mémoire. Mais il eut l'audace de se représenter chez mes deux amies. Je ne sais si ce fut dix jours ou dix ans après sa première visite.

J'incline à croire aujourd'hui que ce fut dix jours. Il était étonnant, ce monsieur, de prendre ainsi ma place. Je l'examinai, cette fois, et ne lui trouvai rien d'agréable. Il avait des cheveux très brillants, des moustaches noires, des favoris noirs, un menton rasé avec une fossette au milieu, la taille fine, de beaux habits, et sur tout cela un air de contentement. Il parlait du cabinet du ministre des Affaires étrangères, des pièces de théâtre, des modes et des livres nouveaux, des soirées et des bals dans lesquels il avait vainement cherché ces dames. Et elles l'écoutaient!

Était-ce une conversation, cela? Et ne pouvait-il parler, comme faisait avec moi la dame en noir, du pays où les montagnes sont en caramel, et les rivières en limonade?

Quand il fut parti, la dame en noir dit que c'était un jeune homme charmant. Je dis, moi, qu'il était vieux et qu'il était laid. Cela fit beaucoup rire la dame en blanc. Ce n'était pas risible, pourtant. Mais voilà, elle riait de ce que je disais ou bien elle ne m'écoutait pas parler. La dame en blanc avait ces deux défauts, sans compter un troisième qui me désespérait: celui de pleurer, de pleurer, de pleurer. Ma mère m'avait dit que les grandes personnes ne pleuraient jamais. Ah! c'est qu'elle n'avait pas vu comme moi la dame en blanc, tombée de côté sur un fauteuil, une lettre ouverte sur ses genoux, la tête renversée et son mouchoir sur les yeux. Cette lettre (je parierais aujourd'hui que c'était une lettre anonyme) lui faisait bien de la peine.

C'était dommage, car elle savait si bien rire! Ces deux visites me donnèrent l'idée de la demander en mariage.

Elle me dit qu'elle avait un grand mari en Chine, qu'elle en aurait un petit sur le quai Malaquais; ce fut arrangé, et elle me donna un gâteau.

Mais le monsieur aux favoris noirs revenait bien souvent. Un jour que la dame en blanc me contait qu'elle ferait venir pour moi de Chine des poissons bleus, avec une ligne pour les pêcher, il se fit annoncer et fut reçu. À la façon dont nous nous regardâmes, il était clair que nous ne nous aimions pas. La dame en blanc lui dit que sa tante (elle voulait dire la dame en noir) était allée faire une emplette aux Deux Magots. Je voyais les deux magots sur la cheminée et je ne concevais pas qu'il fallût sortir pour leur acheter quoi que ce fût. Mais il se présente tous les jours des choses si difficiles à comprendre! Le monsieur ne parut nullement affligé de l'absence de la dame en noir, et il dit à la dame en blanc qu'il voulait lui parler sérieusement. Elle s'arrangea avec coquetterie dans sa causeuse et lui fit signe qu'elle l'écoutait. Cependant il me regardait et semblait embarrassé.

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