Seul tout le jour, je pleurais sans cause; il m'arrivait quelquefois de sentir tout à coup mon cœur se gonfler si fort, que je croyais mourir. Enfin, j'éprouvais un grand trouble; mais est-il en ce monde un calme qui vaille l'inquiétude que je sentais? Non. J'en atteste les bois dont les branches cinglaient mon visage; j'en atteste la falaise où j'allais voir le soleil descendre dans la mer, rien ne vaut le mal dont j'étais alors tourmenté, rien ne vaut les premiers rêves des hommes! Si le désir embellit toutes les choses sur lesquelles il se pose, le désir de l'inconnu embellit l'univers.
J'ai toujours eu, avec assez de finesse, d'étranges naïvetés. J'aurais peut-être ignoré pendant bien des jours encore la cause de mon trouble et de mes vagues désirs. Mais un poète me la révéla.
J'avais pris aux poètes, dés le collège, un goût que j'ai heureusement gardé. À dix-sept ans, j'adorais Virgile et je le comprenais presque aussi bien que si mes professeurs ne me l'avaient pas expliqué. En vacances, j'avais toujours un Virgile dans ma poche. C'était un méchant petit Virgile anglais de Bliss; je l'ai encore. Je le garde aussi précieusement qu'il m'est possible de garder quelque chose; des fleurs desséchées s'en échappent à chaque fois que je l'ouvre. Les plus anciennes de ces fleurs viennent de ce bois de Saint-Patrice où j'étais si heureux et si malheureux à dix-sept ans.
Or, un jour que je passais seul à l'orée de ce bois, respirant avec délices l'odeur des foins coupés, tandis que le vent qui soufflait de la mer mettait du sel sur mes lèvres, j'éprouvai un invincible sentiment de lassitude, je m'assis à terre et regardai longtemps les nuages du ciel.
Puis, par habitude, j'ouvris mon Virgile et je lus: Hic, quos durus amor…
«Là, ceux qu'un impitoyable amour a fait périr en une langueur cruelle vont cachés dans des allées mystérieuses, et la forêt de myrtes étend son ombrage alentour…» «Et la forêt de myrtes étend son ombrage…» Oh! je la connaissais, cette forêt de myrtes; je l'avais en moi tout entière. Mais je ne savais pas son nom. Virgile venait de me révéler la cause de mon mal. Grâce à lui, je savais que j'aimais.
Mais je ne savais pas encore qui j'aimais. Cela me fut révélé l'hiver suivant, quand je revis Mme Gance, vous êtes sans doute plus perspicace que je ne fus, vous l'avez deviné, c'est Alice que j'aimais. Admirez cette fatalité!
J'aimais précisément la femme devant laquelle je m'étais couvert de ridicule et qui devait penser de moi pis même que du mal. Il y avait de quoi se désespérer. Mais alors le désespoir était hors d'usage; pour s'en être trop servi, nos pères l'avaient usé. Je ne fis rien de terrible ni de grand. Je ne m'allai point cacher sous les arceaux ruinés d'un vieux cloître; je ne promenai point ma mélancolie dans les déserts; je n'appelai point les aquilons. Je fus seulement très malheureux et passai mon baccalauréat.
Mon bonheur même était cruel: c'était de voir et d'entendre Alice et de penser: «Elle est la seule femme au monde que je puisse aimer; je suis le seul homme qu'elle ne puisse souffrir.» Quand elle déchiffrait au piano, je tournais les pages en regardant les cheveux légers qui se jouaient sur son cou blanc. Mais, pour ne pas m'exposer à lui dire encore une fois: «Oui, monsieur», je fis vœu de ne plus lui adresser la parole. Des changements survinrent bientôt dans ma vie et je perdis Alice de vue sans avoir violé mon serment.
J'ai retrouvé Mme Gance aux eaux, dans la montagne, cet été. Un demi-siècle pèse aujourd'hui sur la beauté qui me donna mes premiers troubles, et les plus délicieux.
Mais cette beauté ruinée a de la grâce encore. Je me relevai moi-même en cheveux gris du vœu de mon adolescence:
«Bonjour, madame», dis-je à Mme Gance.
Et, cette fois, hélas! l'émotion des jeunes années ne troubla ni mon regard ni ma voix.
Elle me reconnut sans trop de peine. Nos souvenirs nous unirent, et nous nous aidâmes l'un l'autre à charmer par des causeries la vie banale de l'hôtel.
Bientôt des liens nouveaux se formèrent d'eux-mêmes entre nous, et ces liens ne seront que trop solides: c'est la communauté des fatigues et des peines qui les forme.
Nous causions tous les matins, sur un banc vert, au soleil, de nos rhumatismes et de nos deuils. C'était matière à longs propos. Pour nous divertir, nous mélangions le passé au présent.
«Que vous fûtes belle, lui dis-je un jour, madame, et combien admirée!
– Il est vrai, me répondit-elle en souriant. Je puis le dire, maintenant que je suis une vieille femme; je plaisais.
Ce souvenir me console de vieillir. J'ai été l'objet d'hommages assez flatteurs. Mais je vous surprendrais bien si je vous disais quel est, de tous les hommages, celui qui m'a le plus touchée.
– Je suis curieux de le savoir.
– Eh bien, je vais vous le dire. Un soir (il y a bien longtemps), un petit collégien éprouva en me regardant un tel trouble qu'il répondit: Oui, monsieur! à une question que je lui faisais. Il n'y a pas de marque d'admiration qui m'ait autant flattée et mieux contentée que ce "Oui, monsieur!" et l'air dont il était dit.»
XII L'OMBRE
Il m'arriva, dans ma vingtième année, une aventure extraordinaire. Mon père m'ayant envoyé dans le bas Maine pour régler une affaire de famille, je partis un après-midi de la jolie petite ville d'Ernée pour aller, à sept lieues de là, visiter, dans la pauvre paroisse de Saint-Jean, la maison, maintenant déserte, qui abrita pendant plus de deux cents ans ma famille paternelle. On entrait en décembre. Il neigeait depuis le matin. La route, qui cheminait entre des haies vives, était défoncée en beaucoup d'endroits, et nous avions grand-peine, mon cheval et moi, à éviter les fondrières.
Mais, à cinq ou six kilomètres de Saint-Jean, je la trouvai moins mauvaise, et, malgré un vent furieux qui se leva et la neige qui me cinglait le visage, je pris le galop. Les arbres qui bordaient la route fuyaient à mes côtés comme des ombres difformes et douloureuses dans la nuit. Ils étaient horribles, ces arbres noirs, la tête coupée, couverts de tumeurs et de plaies, les bras tordus. On les nomme dans le bas Maine des émousses. Ils me faisaient une sorte de peur, à cause de ce qu'un vicaire de Saint-Marcel d'Ernée m'avait conté la veille. Un de ces arbres, m'avait dit le vicaire, un de ces vieux mutilés du Bocage, un châtaignier étêté depuis plus de deux cents ans et creux comme une tour, fut fendu du haut en bas par la foudre, le 24 février 1849. Alors, à travers la fente, on vit dedans un squelette d'homme qui se tenait tout debout, ayant à son côté un fusil et un chapelet. Sur une montre trouvée aux pieds de cet homme, on lut le nom de Claude Nozière. Ce Claude, grand-oncle de mon père, fut en son vivant contrebandier et brigand. En 1794, il prit part à la chouannerie, dans la bande de Treton, dit Jambe-d'Argent. Blessé grièvement, poursuivi, traqué par les bleus, il alla se cacher et mourir dans le creux de cet émousse. Ni amis ni ennemis ne surent ce qu'il était devenu; et c'est un demi-siècle après sa mort que le vieux chouan fut exhumé par un coup de tonnerre.