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III JESSY

Il y avait à Londres, sous le règne d'Elizabeth, un savant nommé Bog, qui était fort célèbre, sous le nom de Bogus, pour un traité des Erreurs humaines, que personne ne connaissait.

Bogus, qui y travaillait depuis vingt-cinq ans, n'en avait encore rien publié; mais son manuscrit, mis au net et rangé sur des tablettes dans l'embrasure d'une fenêtre, ne comprenait pas moins de dix volumes in-folio. Le premier traitait de l'erreur de naître, principe de toutes les autres.

On voyait dans les suivants les erreurs des petits garçons et des petites filles, des adolescents, des hommes mûrs et des vieillards, et celles des personnages des diverses professions, tels que: hommes d'État, marchands, soldats, cuisiniers, publicistes, etc. Les derniers volumes, encore imparfaits, comprenaient les erreurs de la république, qui résultent de toutes les erreurs individuelles et professionnelles. Et tel était l'enchaînement des idées, dans ce bel ouvrage, qu'on ne pouvait retrancher une page sans détruire tout le reste. Les démonstrations sortaient les unes des autres, et il résultait certainement de la dernière que le mal est l'essence de la vie et que, si la vie est une quantité, on peut affirmer avec une précision mathématique qu'il y a autant de mal que de vie sur la terre.

Bogus n'avait pas fait l'erreur de se marier. Il vivait dans sa maisonnette seul avec une vieille gouvernante nommée Kat, c'est-à-dire Catherine, et qu'il appelait Clausentina, parce qu'elle était de Southampton.

La sœur du philosophe, d'un esprit moins transcendant que celui de son frère, avait, d'erreur en erreur, aimé un marchand de draps de la Cité, épousé ce marchand et mis au monde une petite fille nommée Jessy.

Sa dernière erreur avait été de mourir après dix ans de ménage, et de causer ainsi la mort du marchand de draps, qui ne put lui survivre. Bogus recueillit chez lui l'orpheline, par pitié, et aussi dans l'espoir qu'elle lui fournirait un bon exemplaire des erreurs enfantines.

Elle avait alors six ans. Pendant les huit premiers jours qu'elle fut chez le docteur, elle pleura et ne dit rien. Le matin du neuvième, elle dit à Bog:

«J'ai vu maman; elle était toute blanche; elle avait des fleurs dans un pli de sa robe; elle les a répandues sur mon lit, mais je ne les ai pas retrouvées ce matin. Donne-les moi, dis, les fleurs de maman.» Bog nota cette erreur, mais il reconnut, dans le commentaire qu'il en fit, que c'était une erreur innocente et en quelque sorte gracieuse.

À quelque temps de là, Jessy dit à Bog:

«Oncle Bog, tu es vieux, tu es laid; mais je t'aime bien et il faut bien m'aimer.» Bog prit sa plume; mais, reconnaissant, après quelque contention d'esprit, qu'il n'avait plus l'air très jeune et qu'il n'avait jamais été très beau, il ne nota pas la parole de l'enfant. Seulement il dit:

«Pourquoi faut-il t'aimer, Jessy?

– Parce que je suis petite.» «Est-il vrai, se demanda Bog, est-il vrai qu'il faille aimer les petits? il se pourrait; car, dans le fait, ils ont grand besoin qu'on les aime. Par là s'excuserait la commune erreur des mères qui donnent à leurs petits enfants leur lait et leur amour. C'est un chapitre de mon traité qu'il va falloir reprendre.» Le matin de sa fête, le docteur, en entrant dans la salle où étaient ses livres et ses papiers et qu'il nommait sa librairie, sentit une bonne odeur et vit un pot d'œillets sur le rebord de sa fenêtre.

C'étaient trois fleurs, mais trois fleurs écarlates que la lumière caressait joyeusement. Et tout riait dans la docte salle: le vieux fauteuil de tapisserie, la table de noyer; les dos antiques des bouquins riaient dans leur veau fauve, dans leur parchemin et dans leur peau de truie. Bogus, desséché comme eux, se mit comme eux à sourire. Jessy lui dit en l'embrassant:

«Vois, oncle Bog, vois: ici, c'est le ciel (et elle montrait, à travers les vitres lamées de plomb, le bleu léger de l'air); puis, plus bas, c'est la terre, la terre fleurie (et elle montrait le pot d'œillets); puis, au-dessous, les gros livres noirs, c'est l'enfer.» Ces gros livres noirs étaient précisément les dix tomes du traité des Erreurs humaines, rangés sous la fenêtre, dans l'embrasure. Cette erreur de Jessy rappela au docteur son œuvre, qu'il négligeait depuis quelque temps pour se promener dans les rues et dans les parcs avec sa nièce.

L'enfant découvrait mille choses aimables et les faisait découvrir en même temps à Bogus, qui n'avait guère de sa vie mis le nez dehors. Il rouvrit ses manuscrits, mais il ne se reconnut plus dans son ouvrage, où il n'y avait ni fleurs ni Jessy.

Par bonheur, la philosophie lui vint en aide en lui suggérant cette idée transcendante que Jessy n'était bonne à rien. Il s'attacha d'autant plus solidement à cette vérité, qu'elle était nécessaire à l'économie de son œuvre.

Un jour qu'il méditait sur ce sujet, il trouva Jessy qui, dans la librairie, enfilait une aiguille devant la fenêtre où étaient les œillets. Il lui demanda ce qu'elle voulait coudre.

Jessy lui répondit:

«Tu ne sais donc pas, oncle Bog, que les hirondelles sont parties?» Bogus n'en savait rien, la chose n'étant ni dans Pline ni dans Avicenne. Jessy continua:

«C'est Kat qui m'a dit hier…

– Kat? s'écria Bogus, cette enfant veut parler de la respectable Clausentina!

– Kat m'a dit hier: "Les hirondelles sont parties cette année plus tôt que de coutume; cela nous présage un hiver précoce et rigoureux." voilà ce que m'a dit Kat. Et puis j'ai vu maman en robe blanche, avec une clarté dans les cheveux; seulement elle n'avait pas de fleurs comme l'autre fois. Elle m'a dit: "Jessy, il faudra tirer du coffre la houppelande fourrée de l'oncle Bog et la réparer si elle est en mauvais état." Je me suis éveillée et, sitôt levée, j'ai tiré la houppelande du coffre; et, comme elle a craqué en plusieurs endroits, je vais la recoudre.»

L'hiver vint et fut tel que l'avaient prédit les hirondelles.

Bogus, dans sa houppelande, les pieds au feu, cherchait à raccommoder certains chapitres de son traité. Mais, à chaque fois qu'il parvenait à concilier ses nouvelles expériences avec la théorie du mal universel, Jessy brouillait ses idées en lui apportant un pot de bonne ale, ou seulement en montrant ses yeux et son sourire.

Quand revint l'été, ils firent, l'oncle et la nièce, des promenades dans les champs. Jessy en rapportait des herbes qu'il lui nommait et qu'elle classait, le soir, selon leurs propriétés. Elle montrait, dans ces promenades, un esprit juste et une âme charmante. Or, un soir, comme elle étalait sur la table les herbes cueillies dans le jour, elle dit à Bogus:

«Maintenant, oncle Bog, je connais par leur nom toutes les plantes que tu m'as montrées. voici celles qui guérissent et celles qui consolent. Je veux les garder, pour les reconnaître toujours et les faire connaître à d'autres. Il me faudrait un gros livre pour les sécher dedans.

– Prends celui-ci», dit Bog.

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