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– Mon fils, un lieutenant de vaisseau l'aima, ce qui était bien naturel, et la compromit, parce qu'une si belle conquête flattait son amour-propre. Je ne te le nommerai pas; il est aujourd'hui contre-amiral, et tu as dîné plusieurs fois avec lui.

– Quoi! c'est V…, ce gros homme rougeaud? Eh bien, maman, il raconte de jolies histoires de femmes, après dîner, cet amiral-là.

– Marcelle l'aima à la folie. Elle le suivait partout. Tu conçois, mon enfant, que je ne sais pas très bien cette histoire-là. Mais elle finit d'une façon terrible. Ils étaient tous deux en Amérique, je ne puis te dire exactement en quel endroit, parce que je n'ai jamais pu retenir les noms de la géographie. S'étant lassé d'elle, il la quitta sous quelque prétexte et revint en France. Tandis qu'elle l'attendait là-bas, elle apprit par un petit journal de Paris qu'il se montrait au théâtre avec une actrice. Elle n'y put tenir, et, bien que souffrant de la fièvre, elle s'embarqua. Ce fut son dernier voyage. Elle mourut à bord, mon enfant, et ta pauvre marraine, cousue dans un drap, fut jetée à la mer.» Voilà ce que m'a conté ma mère. Je n'en sais pas davantage. Mais, chaque fois que le ciel est d'un gris tendre et que le vent a des plaintes douces, ma pensée s'envole vers Marcelle et je lui dis:

«Pauvre âme en peine, pauvre âme errant sur l'antique océan qui berça les premières amours de la terre, cher fantôme, à ma marraine et ma fée, sois bénie par le plus fidèle de tes amoureux, par le seul, peut-être, qui se souvienne encore de toi! Sois bénie pour le don que tu mis sur mon berceau en t'y penchant seulement; sois bénie pour m'avoir révélé, quand je naissais à peine à la pensée, les tourments délicieux que la beauté donne aux âmes avides de la comprendre; sois bénie par celui qui fut l'enfant que tu soulevas de terre pour chercher la couleur de ses yeux!

Il fut, cet enfant, le plus heureux, et, j'ose dire, le meilleur de tes amis. C'est à lui que tu donnas le plus, à généreuse femme, car tu lui ouvris, avec tes deux bras, le monde infini des rêves.»

VII NOTRE ÉCRITE À L'AUBE

Voilà la moisson d'une nuit d'hiver, ma première gerbe de souvenirs. La laisserai-je aller au vent? Ne vaut-il pas mieux la lier et la porter à la grange? Elle sera, je crois, une bonne nourriture pour les esprits.

Le meilleur et le plus savant des hommes, M. Littré, aurait voulu que chaque famille eût ses archives et son histoire morale. «Depuis, a-t-il dit, qu'une bonne philosophie m'a enseigné à estimer grandement la tradition et la conservation, j'ai bien des fois regretté que, durant le Moyen âge, des familles bourgeoises n'aient pas songé à former de modestes registres où seraient consignés les principaux incidents de la vie domestique, et qu'on se transmettrait tant que la famille durerait. Combien curieux seraient ceux de ces registres qui auraient atteint notre époque quelque succinctes qu'en fussent les notices!

Que de notions et d'expériences perdues, qui auraient été sauvées par un peu de soin et d'esprit de suite!» Eh bien, je réaliserai pour ma part le désir du sage vieillard: ceci sera gardé et commencera le registre de la famille Nozière. Ne perdons rien du passé. Ce n'est qu'avec le passé qu'on fait l'avenir.

NOUVELLES AMOURS

I L'ERMITAGE DU JARDIN DES PLANTES

Je ne savais pas lire, je portais des culottes fendues, je pleurais quand ma bonne me mouchait et j'étais dévoré par l'amour de la gloire. Telle est la vérité: dans l'âge le plus tendre, je nourrissais le désir de m'illustrer sans retard et de durer dans la mémoire des hommes. J'en cherchais les moyens tout en déployant mes soldats de plomb sur la table de la salle à manger. Si j'avais pu, je serais allé conquérir l'immortalité dans les champs de bataille, et je serais devenu semblable à quelqu'un de ces généraux que j'agitais dans mes petites mains et à qui je dispensais la fortune des armes sur une toile cirée.

Mais il n'était pas en moi d'avoir un cheval, un uniforme, un régiment et des ennemis, toutes choses essentielles à la gloire militaire. C'est pourquoi je pensai devenir un saint. Cela exige moins d'appareil et rapporte beaucoup de louanges. Ma mère était pieuse. Sa piété – comme elle aimable et sérieuse – me touchait beaucoup. Ma mère me lisait souvent La vie des Saints, que j'écoutais avec délices et qui remplissait mon âme de surprise et d'amour. Je savais donc comment les hommes du Seigneur s'y prenaient pour rendre leur vie précieuse et pleine de mérites.

Je savais quelle céleste odeur répandent les roses du martyre. Mais le martyre est une extrémité à laquelle je ne m'arrêtai pas. Je ne songeai pas non plus à l'apostolat et à la prédication, qui n'étaient guère dans mes moyens. Je m'en tins aux austérités, comme étant d'un usage facile et sûr.

Pour m'y livrer sans perdre de temps, je refusai de déjeuner. Ma mère, qui n'entendait rien à ma nouvelle vocation, me crut souffrant et me regarda avec une inquiétude qui me fit de la peine. Je n'en jeûnai pas moins. Puis, me rappelant saint Siméon stylite, qui vécut sur une colonne, je montai sur la fontaine de la cuisine; mais je ne pus y vivre, car Julie, notre bonne, m'en délogea promptement. Descendu de ma fontaine, je m'élançai avec ardeur dans le chemin de la perfection et résolus d'imiter saint Nicolas de Patras, qui distribua ses richesses aux pauvres. La fenêtre du cabinet de mon père donnait sur le quai. Je jetai par la fenêtre une douzaine de sous qu'on m'avait donnés parce qu'ils étaient neufs et qu'ils reluisaient; je jetai ensuite des billes et des toupies et mon sabot avec son fouet de peau d'anguille.

«Cet enfant est stupide!» s'écria mon père en fermant la fenêtre.

J'éprouvai de la colère et de la honte à m'entendre juger ainsi. Mais je considérai que mon père, n'étant pas saint comme moi, ne partageait pas avec moi la gloire des bienheureux, et cette pensée me fut une grande consolation.

Quand vint l'heure de m'en aller promener, on me mit mon chapeau; j'en arrachai la plume, à l'exemple du bienheureux Labre, qui, lorsqu'on lui donnait un vieux bonnet tout crasseux, avait soin de le traîner dans la fange avant de le mettre sur sa tête. Ma mère, en apprenant l'aventure des richesses et celle du chapeau, haussa les épaules et poussa un gros soupir. Je l'affligeais vraiment.

Pendant la promenade, je tins les yeux baissés pour ne pas me laisser distraire par les objets extérieurs, me conformant ainsi à un précepte souvent donné dans la Vie des Saints.

C'est au retour de cette promenade salutaire que, pour achever ma sainteté, je me fis un cilice en me fourrant dans le dos le crin d'un vieux fauteuil. J'en éprouvai de nouvelles tribulations, car Julie me surprit au moment où j'imitais ainsi les fils de saint François. S'arrêtant à l'apparence sans pénétrer l'esprit, elle vit que j'avais crevé un fauteuil et me fessa par simplicité.

En réfléchissant aux pénibles incidents de cette journée, je reconnus qu'il est bien difficile de pratiquer la sainteté dans la famille. Je compris pourquoi les saints Antoine et Jérôme s'en étaient allés au désert parmi les lions et les aegipans; et je résolus de me retirer dès le lendemain dans un ermitage. Je choisis, pour m'y cacher, le labyrinthe du Jardin des plantes. C'est là que je voulais vivre dans la contemplation, vêtu, comme saint Paul l'Ermite, d'une robe de feuilles de palmier. Je pensais: «Il y aura dans ce jardin des racines pour ma nourriture. On y découvre une cabane au sommet d'une montagne. Là, je serai au milieu de toutes les bêtes de la création; le lion qui creusa de ses ongles la tombe de sainte Marie l'Égyptienne viendra sans doute me chercher pour rendre les devoirs de la sépulture à quelque solitaire des environs. Je verrai, comme saint Antoine, l'homme aux pieds de bouc et le cheval au buste d'homme. Et peut-être que les anges me soulèveront de terre en chantant des cantiques.» Ma résolution paraîtra moins étrange quand on saura que, depuis longtemps, le Jardin des plantes était pour moi un lieu saint, assez semblable au paradis terrestre, que je voyais figuré sur ma vieille Bible en estampes. Ma bonne m'y menait souvent et j'y éprouvais un sentiment de sainte allégresse. Le ciel même m'y semblait plus spirituel et plus pur qu'ailleurs, et, dans les nuages qui passaient sur la volière des aras, sur la cage du tigre, sur la fosse de l'ours et sur la maison de l'éléphant, je voyais confusément Dieu le Père avec sa barbe blanche et dans sa robe bleue, le bras étendu pour me bénir avec l'antilope et la gazelle, le lapin et la colombe; et quand j'étais assis sous le cèdre du Liban, je voyais descendre sur ma tête, à travers les branches, les rayons que le Père éternel laissait échapper de ses doigts.

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