«Ils sont d'un bleu d'ardoise.
– Ils ont un ton de vieil or et de soupe à l'oignon.
– Ils ont des reflets verts.
– Tout cela est vrai; ils sont miraculeux.» En ce moment Suzanne entra; ils étaient, pour cette fois, de la couleur du temps, qui était d'un si joli gris. Elle entra dans les bras de sa bonne. L'élégance mondaine voudrait que ce fût dans les bras de sa nourrice. Mais Suzanne fait comme l'agneau de La Fontaine et comme tous les agneaux: elle tète sa mère. Je sais bien qu'en pareil cas et dans cet excès de rusticité, on doit sauver au moins les apparences et avoir une nourrice sèche. Une nourrice sèche a des grosses épingles et des rubans à son bonnet comme une autre nourrice; il ne lui manque que du lait.
Le lait, cela regarde seulement l'enfant, tandis que tout le monde voit les rubans et les épingles. Quand une mère a la faiblesse de nourrir, elle prend, pour cacher sa honte, une nourrice sèche.
Mais la maman de Suzanne est une étourdie qui n'a pas songé à ce bel usage.
La bonne de Suzanne est une petite paysanne qui vient de son village, où elle a élevé sept ou huit petits frères, et qui chante du matin au soir des chansons lorraines. On lui accorda une journée pour voir Paris; elle revint enchantée: elle avait vu de beaux radis. Le reste ne lui semblait point laid, mais les radis l'émerveillaient: elle en écrivit au pays. Cette simplicité la rend parfaite avec Suzanne, qui, de son côté, ne semble remarquer dans la nature entière que les lampes et les carafes.
Quand Suzanne parut, la salle à manger devint très gaie.
On rit à Suzanne; Suzanne nous rit: il y a toujours moyen de s'entendre quand on s'aime. La maman tendit ses bras souples, sur lesquels la manche du peignoir coulait dans l'abandon d'un matin d'été. Alors Suzanne tendit ses petits bras de marionnette qui ne pliaient pas dans leur manche de piqué. Elle écartait les doigts, en sorte qu'on voyait cinq petits rayons roses au bout des manches. Sa mère, éblouie, la prit sur ses genoux, et nous étions tous trois parfaitement heureux; ce qui tient peut-être à ce que nous ne pensions à rien. Cet état ne pouvait durer. Suzanne, penchée vers la table, ouvrit les yeux tant et si bien, qu'ils devinrent tout ronds, et secoua ses petits bras comme s'ils eussent été en bois, ainsi qu'ils en avaient l'air. Il y avait de la surprise et de l'admiration dans son regard. Sur la stupidité touchante et vénérable de son petit visage, on voyait se glisser je ne sais quoi de spirituel. Elle poussa un cri d'oiseau blessé.
«C'est peut-être une épingle qui l'a piquée», pensa sa mère, fort attachée, par bonheur, aux réalités de la vie.
Ces épingles anglaises se défont sans qu'on s'en aperçoive et Suzanne en a huit sur elle!
Non, ce n'était pas une épingle qui la piquait. C'était l'amour du beau.
«L'amour du beau à trois mois et vingt jours?
– Jugez plutôt: coulée à demi hors des bras de sa mère, elle agitait les poings sur la table et, s'aidant de l'épaule et du genou, soufflant, toussant, bavant, elle parvint à embrasser une assiette. Un vieil ouvrier rustique de Strasbourg (ce devait être un homme simple; la paix soit à ses os!) avait peint sur cette assiette un coq rouge.» Suzanne voulut prendre ce coq; ce n'était pas pour le manger, c'était donc parce qu'elle le trouvait beau. Sa mère, à qui je fis ce simple raisonnement, me répondit:
«Que tu es bête! si Suzanne avait pu saisir ce coq, elle l'aurait mis tout de suite à sa bouche au lieu de le contempler. Vraiment, les gens d'esprit n'ont pas le sens commun!
– Elle n'y eût point manqué, répondis-je; mais qu'est-ce que cela prouve, sinon que ses facultés diverses et déjà nombreuses ont pour principal organe la bouche?
Elle a exercé sa bouche avant d'exercer ses yeux, et elle a bien fait! Maintenant sa bouche exercée, délicate et sensible, est le meilleur moyen de connaissance qu'elle ait encore à son service. Elle a raison de l'employer. Je vous dis que votre fille est la sagesse même. Oui, elle aurait mis le coq dans sa bouche; mais elle l'y aurait mis comme une belle chose et non comme une chose nourrissante. Notez que cette habitude, qui existe en fait chez les petits enfants, reste en figure dans la langue des hommes. Nous disons goûter un poème, un tableau, un opéra.» Pendant que j'exprimais ces idées insoutenables que le monde philosophique accepterait toutefois, si elles étaient émises dans un langage inintelligible, Suzanne frappait l'assiette avec ses poings, la grattait de l'ongle, lui parlait (et dans quel joli babil mystérieux!) puis la retournait avec de grandes secousses.
Elle n'y mettait pas beaucoup d'adresse; non! et ses mouvements manquaient d'exactitude. Mais un mouvement, si simple qu'il paraisse, est très difficile à faire quand il n'est pas habituel. Et quelles habitudes voulez-vous qu'on ait à trois mois et vingt jours? Songez à ce qu'il faut gouverner de nerfs, d'os et de muscles pour seulement lever le petit doigt. Conduire tous les fils des marionnettes de M. Thomas Holden n'est, en comparaison, qu'une bagatelle. Darwin, qui est un observateur sagace, s'émerveillait de ce que les petits enfants pussent rire et pleurer. Il écrivit un gros volume pour expliquer comment ils s'y prenaient.
Nous sommes sans pitié, «nous autres savants», comme dit M. Zola.
Mais je ne suis pas, heureusement, un aussi grand savant que M. Zola. Je suis superficiel. Je ne fais pas des expériences sur Suzanne, et je me contente de l'observer, quand je puis le faire sans la contrarier.
Elle grattait son coq et devenait perplexe, ne concevant pas qu'une chose visible fût insaisissable. Cela passait son intelligence, que d'ailleurs tout passe. C'est même cela qui rend Suzanne admirable. Les petits enfants vivent dans un perpétuel miracle; tout leur est prodige; voilà pourquoi il y a une poésie dans leur regard. Près de nous, ils habitent d'autres régions que nous. L'inconnu, le divin inconnu les enveloppe.
«Petite bête! dit sa maman.
– Chère amie, votre fille est ignorante, mais raisonnable. Quand on voit une belle chose, on veut la posséder.
C'est un penchant naturel, que les lois ont prévu. Les Bohémiens de Béranger, qui disent que voir, c'est avoir, sont des sages d'une espèce fort rare. Si tous les hommes pensaient comme eux, il n'y aurait pas de civilisation et nous vivrions nus et sans arts comme les habitants de la Terre de Feu. vous n'êtes point de leur sentiment; vous aimez les vieilles tapisseries où l'on voit des cigognes sous des arbres et vous en couvrez tous les murs de la maison.
Je ne vous le reproche pas, loin de là. Mais comprenez donc Suzanne et son coq.
– Je la comprends, elle est comme petit Pierre, qui demanda la lune dans un seau d'eau. On ne la lui donna pas. Mais, mon ami, n'allez pas dire qu'elle prend un coq peint pour un coq véritable, puisqu'elle n'en a jamais vu.
– Non; mais elle prend une illusion pour une réalité. Et les artistes sont bien un peu responsables de sa méprise.