Il s’interrompit, et son regard s’arrêta successivement sur ses trois auditeurs, comme s’il eût quêté une approbation.
L’approbation ne venant pas, il poursuivit :
– C’était un homme simple, le père Tringlot, et ignorant les lois. Il ne déclara pas sa trouvaille à l’autorité. De la sorte, je vivais, mais je n’existais pas, puisqu’il faut être inscrit sur un registre de mairie pour exister.
Tant que j’ai été moutard, je ne me suis pas inquiété de cela.
Plus tard, quand j’ai été sur mes seize ans, quand je venais à penser à la négligence du bonhomme, je m’en réjouissais au dedans de moi-même.
Je me disais : Mai, mon gars, tu n’es couché sur aucun registre du gouvernement, donc tu ne tireras pas au sort, par conséquent tu ne partiras pas soldat.
Ce n’était pas du tout dans mon idée d’être soldat, je ne me serais pas fait inscrire pour un boulet de canon.
Bien plus tard encore, l’âge de la conscription passé, un homme de loi m’a dit que si je réclamais pour avoir un état civil on me ferait de la peine. Alors, je me suis décidé à exister en contrebande.
De n’être personne, ça a ses bons et ses mauvais côtés. Je n’ai pas servi, c’est vrai, mais je n’ai jamais eu de papiers.
Ah !… ça m’a fait manger de la prison plus souvent qu’à mon tour. Mais comme, en définitive, je n’ai jamais été fautif, je m’en suis toujours tiré… Et voilà pourquoi je n’ai pas de prénom, et comment je ne sais pas au juste où je suis né…
Si la vérité a un accent particulier, ainsi que l’ont écrit des moralistes, le meurtrier avait trouvé cet accent-là.
Voix, geste, regard, expression, tout était d’accord : pas un mot de sa longue narration n’avait détonné.
– Maintenant, dit froidement M. Segmuller, quels sont vos moyens d’existence ?
À la mine déconfite du meurtrier, on eût juré qu’il avait compté que son éloquence allait lui ouvrir les portes de la prison.
– J’ai un état, répondit-il piteusement, celui que m’a montré la mère Tringlot. J’en vis, et j’en ai vécu en France et dans d’autres contrées.
Le juge pensa trouver là un défaut de cuirasse.
– Vous avez habité l’étranger ? demanda-t-il.
– Un peu !… Voilà seize ans que je travaille, tantôt en Allemagne, tantôt en Angleterre, avec la troupe de M. Simpson.
– Ainsi vous êtes saltimbanque. Comment avec un tel métier vos mains sont-elles si blanches et si soignées ?
Loin de paraître embarrassé, le prévenu étala ses mains et les examina avec une visible complaisance.
– C’est vrai, au moins, fit-il, qu’elles sont jolies … c’est que je les soigne.
– On vous entretient donc à ne rien faire ?
– Ah !… mais non !… Seulement, monsieur le juge, je suis, moi, pour parler au public, pour « tourner le compliment, » pour faire le boniment, comme on dit … et, sans me flatter, j’ai une certaine capacité.
M. Segmuller se caressait le menton, ce qui est son tic lorsqu’il suppose qu’un prévenu s’enferre.
– En ce cas, dit-il, veuillez me donner un échantillon de votre talent.
– Oh !… fit l’homme, semblant croire à une plaisanterie, oh !…
– Obéissez, je vous prie, insista le juge.
Le meurtrier ne se défendit plus. À la seconde même, sa mobile physionomie prit une expression toute nouvelle, mélange singulier de bêtise, d’impudence et d’ironie.
En guise de baguette, il prit une règle sur le bureau du juge, et d’une voix fausse et stridente, avec des intonations bouffonnes, il commença :
« Silence, la musique !… Et toi, la grosse caisse, la paix !… Voici, messieurs et dames, l’heure, l’instant et le moment de la grrrande et unique représentation du théâtre des prestiges, sans pareil au monde pour le trapèze et la danse de corde, les élévations et les dislocations, et autres exercices de grâce, de souplesse et de force, avec le concours d’artistes de la capitale ayant eu l’honneur…. »
– Il suffit !… interrompit le juge, vous débitiez cela en France, mais en Allemagne ?…
– Naturellement, je parle la langue du pays.
– Voyons !… commanda M. Segmuller, dont l’allemand était la langue maternelle.
Le prévenu quitta son air niais, se grima d’une importance comique, et sans l’ombre d’une hésitation il reprit du ton le plus emphatique :
« Mit Bewilligung der hochlœblichen Obrigkeit wird heute vor hiesiger ehrenwerthen Bürgerschaft zum erstenmal aufgeführt… Genovefa, oder die…. »
[Note : Avec la permission de l’autorité locale, sera représentée devant l’honorable bourgeoisie, pour la première fois … Geneviève ou la…]
– Assez !… dit durement le juge.
Il se leva, peut-être pour cacher sa déception, et ajouta :
– On va aller chercher un interprète, qui nous dira si vous vous exprimez aussi facilement en anglais.
Lecoq, sur ces mots, s’avança modestement :
– Je parle l’anglais, dit-il.
– Alors, très bien. Vous m’avez entendu, prévenu…
Déjà l’homme s’était une fois encore transformé. Le flegme et la gravité britanniques se peignaient sur son visage, ses gestes étaient devenus roides et compassés. C’est du ton le plus sérieux qu’il dit :
« Ladies, and Gentlemen, Long life to our queen, and to the honourable mayor of that town. No country England excepted, our glorious England ! – should produce such a strange thing, such a parangon of curiosity… »
[Note : Mesdames et messieurs. Longue vie à notre reine et à l’honorable maire de cette ville. Aucune contrée, l’Angleterre exceptée, – notre glorieuse Angleterre ! – ne saurait produire une chose aussi étrange, un pareil exemple de curiosité !…]
Pendant une minute encore, il parla sans interruption.
M. Segmuller s’était accoudé à son bureau le front entre ses mains, Lecoq dissimulait mal sa stupeur.
Seul, Goguet, le souriant greffier s’amusait…
Chapitre 20
Le directeur du Dépôt, ce fonctionnaire à qui vingt ans de pratique des prisons et des détenus donnaient une autorité d’oracle, cet observateur si difficile à surprendre, avait écrit au juge d’instruction :
« Entourez-vous de précautions, avant d’interroger le prévenu Mai. »
Pas du tout ! au lieu du dangereux malfaiteur dont l’annonce seule avait fait pâlir le greffier, on trouvait une manière de philosophe pratique, inoffensif et jovial, vaniteux et beau parleur, un homme à boniments, un pitre, enfin !
La déconvenue était étrange.
Cependant, loin de souffler à M. Segmuller la tentation de renoncer au point de départ de Lecoq, elle enfonça plus profondément dans son esprit le système du jeune policier.
S’il restait silencieux, les coudes sur la tablette de son bureau, les mains croisées sur les yeux, c’est que, dans cette position, rien qu’en écartant les doigts, il pouvait, à loisir, étudier son homme.
L’attitude de ce meurtrier était inconcevable.
Son « compliment » anglais terminé, il restait au milieu du cabinet, la physionomie étonnée, moitié content, moitié inquiet, mais aussi à l’aise que s’il eût été sur les tréteaux où il disait avoir passé la moitié de sa vie.
Et, réunissant tout ce qu’il avait d’intelligence et de pénétration, le juge s’efforçait de saisir quelque chose, un indice, un tressaillement d’espoir, une contraction d’angoisse, sur ce masque plus énigmatique en sa mobilité que la face de bronze des sphynx.
Jusqu’alors, M. Segmuller avait le dessous.
Il est vrai qu’il n’avait point encore attaqué sérieusement. Il n’avait utilisé aucune des armes que lui avait forgées Lecoq.
Mais le dépit le gagnait, il fut aisé de le voir, à la façon brusque dont il releva la tête au bout d’un moment.
– Je le reconnais, dit-il au prévenu, vous parlez couramment les trois grandes langues de l’Europe. C’est un rare talent.
Le meurtrier s’inclina, un sourire orgueilleux aux lèvres.
– Mais cela n’établit pas votre identité, continua le juge. Avez-vous des répondants à Paris ?… Pouvez-vous indiquer une personne honorable qui garantisse votre individualité ?