– Eh !… monsieur, il y a seize ans que j’ai quitté la France et que je vis sur les grands chemins et dans les foires…
– N’insistez pas, la prévention ne saurait se contenter de ces raisons. Il serait trop aisé d’échapper aux conséquences de ses antécédents. Parlez-moi de votre dernier patron, M. Simpson … Quel est ce personnage ?
– M. Simpson est un homme riche, répondit le prévenu d’un ton froissé, riche à plus de deux cent mille francs, et honnête. En Allemagne, il travaille avec un théâtre de marionnettes ; en Angleterre, il fait voir des phénomènes, selon le goût des pays…
– Eh bien !… ce millionnaire peut témoigner en votre faveur ; il doit être facile de le retrouver.
En ce moment, Lecoq n’avait plus un brin de fil sec sur lui ; il l’a avoué depuis. En dix paroles, le prévenu allait confirmer ou réduire en poudre les affirmations de l’enquête…
– Certes, répondit-il avec emphase, M. Simpson ne peut dire que du bien de moi. Il est assez connu pour qu’on le retrouve, seulement cela demandera du temps.
– Pourquoi ?…
– Parce que, à l’heure qu’il est, il doit être en route pour l’Amérique. C’est même ce voyage qui m’a fait le quitter… je crains la mer.
Les angoisses dont les griffes aiguës déchiraient le cœur de Lecoq s’envolèrent. Il respira.
– Ah !…fit le juge sur trois tons différents, ah !… ah !….
– Quand je dis qu’il est en route, reprit vivement le prévenu, il se peut que je me trompe, et qu’il ne soit pas encore parti. Ce qui est sûr, c’est qu’il avait arrangé toutes ses affaires pour s’embarquer quand nous nous sommes séparés.
– Sur quel navire devait-il prendre passage ?
– Il ne me l’a pas dit.
– Où vous êtes vous quittés ?
– À Leipzig, en Saxe…
– Quand ?
– Vendredi dernier.
M. Segmuller haussa dédaigneusement les épaules…
– Vous étiez à Leipzig vendredi, vous ?… fit-il. Depuis quand donc êtes-vous à Paris ?
– Depuis dimanche, à quatre heures du soir.
– Voilà ce qu’il faudrait prouver.
À la contraction du visage du meurtrier, on dut supposer un puissant effort de mémoire. Pendant près d’une minute, il parut chercher, interrogeant de l’œil le plafond et le sol alternativement, se grattant la tête, frappant du pied.
– Comment prouver, murmurait-il, comment ?…
Le juge se lassa d’attendre.
– Je vais vous aider, dit-il. Les gens de l’auberge où vous étiez logés à Leipzig ont dû vous remarquer ?…
– Nous ne sommes pas descendus à l’auberge.
– Où donc avez-vous mangé, couché ?…
– Dans la grande voiture de M. Simpson, elle était vendue, mais il ne devait la livrer qu’au port où il s’embarquait.
– Quel est ce port ?…
– Je l’ignore.
Moins habitué que le juge à garder le secret de ses impressions, Lecoq ne put s’empêcher de se frotter les mains. Il voyait son prévenu convaincu de mensonge, « collé au mur, » selon son expression.
– Ainsi, reprit M. Segmuller, vous n’avez à offrir à la justice que votre seule affirmation ?
– Attendez donc, dit le prévenu en étendant les bras en avant comme s’il eût pu saisir entre ses mains une inspiration encore vague, attendez donc… Lorsque je suis arrivé à Paris, j’avais une malle.
– Ensuite ?…
– Elle est toute remplie de linge marqué de la première lettre de mon nom. J’ai dedans des paletots, des pantalons, deux costumes pour mon état…
– Passez.
– Alors donc, en descendant du chemin de fer, j’ai porté cette malle dans un hôtel tout près de la gare…
Il s’arrêta court, visiblement décontenancé.
– Le nom de cet hôtel ? demanda le juge.
– Hélas !… monsieur, c’est précisément ce que je cherche, je l’ai oublié. Mais je n’ai pas oublié la maison, il me semble la voir encore, et si on me conduisait aux environs, je la reconnaîtrais certainement. Les gens de l’hôtel me remettraient, et d’ailleurs ma malle serait là pour faire preuve.
À part soi, Lecoq se promettait une petite enquête préparatoire dans les hôtels qui entourent la gare du Nord.
– Soit, prononça le juge, on fera peut-être ce que vous demandez. Maintenant deux questions : Comment, arrivé à Paris à quatre heures, vous trouviez-vous à minuit à la Poivrière, un repaire de malfaiteurs, situé au milieu des terrains vagues, impossible à trouver la nuit quand on ne le connaît pas ?… En second lieu, comment, possédant tous les effets que vous dites, étiez-vous si misérablement vêtu ?…
L’homme sourit à ces questions.
– Vous allez comprendre, monsieur le juge, répondit-il. Quand on voyage en troisième, on éreinte ses vêtements, voilà pourquoi, au départ, j’ai mis ce que j’avais de plus mauvais. En arrivant, quand j’ai senti sous mes pieds le pavé de Paris, je suis devenu comme fou ; j’avais de l’argent, c’était le dimanche gras, je n’ai pensé qu’à faire la noce, et pas du tout à me changer. M’étant amusé autrefois à la barrière d’Italie, j’y ai couru et je suis entré chez un marchand de vins. Pendant que je mangeais un morceau, deux individus près de moi parlaient de passer la nuit au bal de l’Arc-en-ciel. Je leur demande de m’y conduire, ils acceptent, je paye une tournée et nous partons. Mais voilà qu’à ce bal, les jeunes gens m’ayant quitté pour danser, je commence à m’ennuyer à cent sous par tête. Vexé, je sors, et ne voulant pas demander mon chemin, une bêtise, quoi ! je me perds dans une grande plaine sans maisons. J’allais revenir sur mes pas, quand j’aperçois pas loin une lumière ; je marche droit dessus… et j’arrive à ce cabaret maudit.
– Comment les choses se sont-elles passées ?
– Oh !… bien simplement. J’entre, j’appelle, on vient, je demande un verre de dur, on me sert, je m’assois et j’allume un cigare. Alors, je regarde. L’endroit était affreux à donner la chair de poule. À une table, trois hommes avec deux femmes buvaient en causant tout bas. Il paraît que ma figure ne leur revient pas. L’un d’eux se lève, vient à moi et me dit : « Toi, tu es de la police, tu es venu ici pour nous moucharder, ton affaire est claire. » Moi, je réponds que je n’en suis pas, il me dit que si, je soutiens que non…, si… non… Bref, il jure qu’il en est sûr et que même j’ai une fausse barbe. Là-dessus, il m’empoigne la barbe et la tire. Il me fait mal, je me dresse, et v’lan, d’un coup de tampon je l’envoie à terre. Malheur !… Voilà les autres sur moi… J’avais mon revolver… vous savez le reste.
– Et les deux femmes, pendant ce temps, que faisaient-elles ?…
– Ah !… j’avais trop d’ouvrage pour m’en occuper !… Elles ont filé.
– Mais vous les avez vues en arrivant … Comment étaient-elles ?…
– C’étaient, ma foi !… deux laides mâtines, taillées comme des carabiniers et noires comme des taupes !…
Entre le mensonge plausible et la vérité improbable, la justice, institution humaine, c’est-à-dire sujette à l’erreur, doit opter pour la vraisemblance.
Depuis une heure, cependant, M. Segmuller faisait précisément le contraire. Aussi n’était-il pas sans inquiétudes.
Mais ses derniers doutes se dissipèrent comme un brouillard au soleil, quand le prévenu déclara que les deux femmes étaient grandes et « noires. »
Selon lui, cette audacieuse assertion démontrait la cordiale entente du meurtrier et de la Chupin. Elle trahissait un roman imaginé pour égarer l’enquête.
Il en concluait que, sous ces apparences si habilement accumulées, existaient des faits d’autant plus graves qu’on prenait plus de peine pour les dérober à toute appréciation.
Si l’homme eût dit : « Les femmes étaient blondes, » M. Segmuller n’eût plus su que croire.
Certes, sa satisfaction fut immense, mais son visage demeura impénétrable. Il importait de laisser le prévenu dans cette idée qu’il jouait la prévention.
– Vous comprenez, lui dit le juge d’un ton de bonhomie parfaite, combien il serait important de retrouver ces deux femmes. Si leur témoignage s’accordait avec vos allégations, votre position serait singulièrement améliorée.