Литмир - Электронная Библиотека

– Te voilà levé bien matin, monsieur Lecoq, continua l’inspecteur de la sûreté, tu cours toujours après l’identité de notre homme.

– Toujours.

– Est-ce un prince déguisé, décidément, ou un simple marquis ?

– L’un ou l’autre, à coup sûr…

– Bon !… En ce cas tu vas nous payer une tournée à prendre sur ta future gratification.

Lecoq consentit, et la petite troupe entra en face, dans un débit.

Les verres remplis :

– Ma foi !… Général, reprit le jeune policier, notre rencontre m’évite une course. Je comptais passer à la Préfecture pour vous prier, de la part du juge d’instruction, d’envoyer ce matin même un de nos collègues à la Morgue. L’affaire de la Poivrière a fait du bruit, il y aura du monde, et il s’agirait de dévisager et d’écouter les curieux….

– C’est bon !… le père Absinthe y sera dès l’ouverture.

Envoyer le père Absinthe là où il fallait un agent subtil, était une moquerie. Cependant Lecoq ne protesta pas. Mieux valait encore être mal servi que trahi, et il était sûr du bonhomme.

– N’importe !… continua Gévrol, tu aurais dû me prévenir hier soir. Mais quand je suis arrivé, tu étais déjà parti.

– J’avais affaire.

– Où ?

– À la place d’Italie. Je voulais savoir si le violon du poste est pavé ou carrelé.

Sur cette réponse, il paya, salua, et sortit.

– Tonnerre !… s’écria alors Gévrol, en reposant violemment son verre sur le comptoir, sacré tonnerre !… Que ce cadet-là me déplaît ! Méchant galopin !… Ça ne sait pas le b, a, ba du métier, et ça fait le malin. Quand ça ne trouve rien, ça invente des histoires, et ça entortille les juges d’instruction avec des phrases, pour avoir de l’avancement. Je t’en donnerai, moi, de l’avancement … à rebours… Ah ! je t’apprendrai à te ficher de moi.

Lecoq ne s’était pas moqué. La veille, en effet, il s’était rendu au poste où avait été renfermé le prévenu, il avait comparé au sol du violon la poussière qu’il avait en poche, et il rapportait, croyait-il, de cette expédition une de ces charges accablantes qui, souvent, suffisent à un juge d’instruction pour obtenir des aveux complets du plus obstiné prévenu.

S’il s’était hâté de fausser compagnie à Gévrol, c’est qu’il avait une rude besogne à mener à bonne fin avant de se présenter à M. d’Escorval.

Il prétendait retrouver le cocher qui avait été arrêté par les deux femmes rue du Chevaleret, et, dans ce but, il s’était procuré dans les bureaux de la Préfecture le nom et l’adresse de tous les loueurs de voitures établis entre la route de Fontainebleau et la Seine.

Les débuts de ses recherches ne furent pas heureux.

Dans le premier établissement où il se présenta, les garçons d’écurie, qui n’étaient pas levés, l’injurièrent. Les palefreniers étaient debout dans le second, mais pas un cocher n’était arrivé. Ailleurs, le patron refusait de lui communiquer les feuilles où est – où devrait être du moins – inscrit l’itinéraire quotidien de chaque cocher.

Il commençait à désespérer, quand enfin, sur les sept heures et demie, au jour, chez un nommé Trigault, dont l’établissement était situé au delà des fortifications, il apprit que, dans la nuit du dimanche au lundi, un des cochers avait dû rebrousser chemin comme il rentrait.

Même, ce cocher, on le lui montra dans la cour, où il aidait à atteler sa voiture.

C’était un gros petit vieux, au teint enflammé, au petit œil pétillant de ruse, qui avait dû user sur le siège plus d’un fagot de manches de fouet. Lecoq marcha droit à lui.

– C’est vous, lui demanda-t-il, qui, dans la nuit de dimanche à lundi, entre une heure et deux du matin, avez pris deux femmes rue du Chevaleret ?

Le cocher se redressa, enveloppa Lecoq d’un regard sagace, et prudemment répondit :

– Peut-être.

– C’est une réponse positive qu’il me faut.

– Ah ! Ah !… fit le vieux d’un ton narquois, monsieur connaît sans doute deux dames qui ont perdu quelque chose dans une voiture, et alors…

Le jeune policier tressaillit de joie. Cet homme, évidemment, était celui qu’il cherchait, il l’interrompit :

– Avez-vous entendu parler d’un crime dans les environs ?…

– Oui, dans un cabaret borgne, on a assassiné…

– Eh bien !… ces deux femmes s’y trouvaient ; elles fuyaient quand elles vous ont rencontré. Je les cherche ; je suis agent du service de la sûreté, voici ma carte ; voulez-vous me donner des renseignements ?…

Le gros cocher était devenu blême.

– Ah !… les scélérates, s’écria-t-il. Je ne m’étonne plus du pourboire qu’elles m’ont donné. Un louis, et deux pièces de cent sous pour la course, en tout trente francs… Gueux d’argent !… si je ne l’avais pas dépensé, je le jetterais…

– Et où les avez-vous conduites ?

– Rue de Bourgogne. J’ai oublié le numéro, mais je reconnaîtrai la maison.

– Malheureusement, elles ne se seront pas fait descendre chez elles.

– Qui sait ?… Je les ai vues sonner ; on a tiré le cordon, et elles entraient comme je filais. Voulez-vous que je vous y mène ?

Pour toute réponse, Lecoq s’élança sur le siège en disant :

– Partons !…

Chapitre 14

Devait-on supposer complètement dénuées d’intelligence les femmes qui s’étaient échappées du cabaret de la veuve Chupin au moment du meurtre ?

Non !

Était-il admissible que ces deux fugitives, avec la conscience de leur situation périlleuse se fussent fait conduire jusqu’à leur domicile par une voiture prise sur la voie publique ?

Non encore.

Donc l’espoir de les rejoindre que manifestait le cocher était chimérique.

Lecoq se dit tout cela, et cependant il n’hésita pas à grimper sur le siège et à donner le signal : « En route. »

C’est qu’il obéissait à un axiome qu’il s’était forgé à ses heures de méditation, qui devait plus tard assurer sa réputation et qu’il formulait ainsi :

« En matière d’information, se défier surtout de la vraisemblance. Commencer toujours par croire ce qui paraît incroyable. »

D’autre part, en se décidant ainsi, le jeune policier se ménageait les bonnes grâces du cocher, et, par suite des renseignements plus abondants.

Enfin, c’était une façon d’être rapidement ramené au cœur de Paris.

Ce dernier calcul ne fut pas déçu.

Le cheval dressa l’oreille et allongea le trot, quand son maître cria : « Hue, Cocotte ! » La bête avait pratiqué l’homme et reconnaissait l’intonation avec laquelle il n’y avait pas à badiner.

En moins de rien, la voiture atteignit la route de Choisy, et alors Lecoq reprit ses questions.

– Voyons, mon brave, commença-t-il, vous m’avez conté les choses en gros, j’aurais besoin de détails maintenant. Comment ces deux femmes vous ont-elles accosté ?

– C’est bien simple. J’avais fait, le dimanche gras, une fichue journée. Six heures de file sur les boulevards, et la pluie tout le temps. Quelle misère !… À minuit, j’avais trente sous de pourboire, pour tout potage. Cependant j’étais tellement échiné, mon cheval était si las, que je me décide à rentrer. Je marronnais, il faut voir !… Quand, rue du Chevaleret, passé la rue Picard, j’aperçus de loin deux femmes debout sous un réverbère. Naturellement, je ne m’en occupe pas, parce que les femmes, quand on a mon âge…

– Passons ! interrompit le jeune policier.

– Je passe en effet devant elles, et quand elles se mettent à m’appeler : « Cocher !… cocher !… » Je fais celui qui n’entend rien. Mais alors en voilà une qui court après moi, en criant : « Un louis !… un louis de pourboire ! » Je réfléchissais, quand, pour comble, la femme ajoute : « Et dix francs pour la course ! » Du coup, j’arrête net.

Lecoq bouillait d’impatience ; mais il sentait que des questions directes et rapides ne le mèneraient à rien. Le plus sage était de tout entendre.

– Vous comprenez, poursuivit le cocher, qu’on ne se fie pas à deux gaillardes pareilles, à cette heure, dans le quartier là-bas. Donc, quand elles s’approchent pour monter, je dis : « Halte-là !… les petites mères, on a promis des sous à papa ; où sont-ils ? » Aussitôt il y en a une qui m’allonge recta 30 francs, en disant : « Surtout, bon train ! »

22
{"b":"125269","o":1}