Lorsqu’ils furent à quelques pas de la maison :
– Que me veux-tu ? demanda Gévrol.
– Je voudrais savoir, Général, ce que vous pensez de cette affaire.
– Je pense, mon garçon, que quatre coquins se sont rencontrés dans ce coupe-gorge. Ils se sont pris de querelle, et des propos ils en sont venus aux coups. L’un d’eux avait un revolver, il a tué les autres. C’est simple comme bonjour. Selon ses antécédents et aussi selon les antécédents des victimes, l’assassin sera jugé. Peut-être la société lui doit-elle des remerciements…
– Et vous jugez inutiles les recherches, les investigations…
– Absolument inutiles.
Le jeune agent parut se recueillir.
– C’est qu’il me semble à moi, Général, reprit-il, que cette affaire n’est pas parfaitement claire. Avez-vous étudié le meurtrier, examiné son maintien, observé son regard ?… Avez-vous surpris comme moi…
– Et ensuite ?
– Eh bien !… il me semble, je me trompe peut-être ; mais enfin je crois que les apparences nous trompent. Oui, je sens quelque chose…
– Bah ?… Et comment expliques-tu cela ?
– Comment expliquez-vous le flair du chien de chasse ?
Gévrol, champion de la police positiviste, haussait prodigieusement les épaules.
– En un mot, dit-il, tu devines ici un mélodrame … un rendez-vous de grands seigneurs déguisés, à la Poivrière, chez la Chupin … comme à l’Ambigu… Cherche, mon garçon, cherche, je te le permets…
– Quoi !… vous permettez…
– C’est-à-dire que j’ordonne… Tu vas rester ici avec celui de tes camarades que tu choisiras… Et si tu trouves quelque chose que je n’aie pas vu, je te permets de me payer une paire de lunettes.
Chapitre 2
L’agent auquel Gévrol abandonnait une information qu’il jugeait inutile, était un débutant dans « la partie. »
Il s’appelait Lecoq.
C’était un garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, presque imberbe, pâle, avec la lèvre rouge et d’abondants cheveux noirs ondés. Il était un peu petit, mais bien pris, et ses moindres mouvements trahissaient une vigueur peu commune.
En lui, d’ailleurs, rien de remarquable, sinon l’œil, qui selon sa volonté, étincelait ou s’éteignait comme le feu d’un phare à éclipses, et le nez, dont les ailes larges et charnues avaient une surprenante mobilité.
Fils d’une riche et honorable famille de Normandie, Lecoq avait reçu une bonne et solide éducation.
Il commençait son droit à Paris, quand dans la même semaine, coup sur coup, il apprit que son père, complètement ruiné, venait de mourir, et que sa mère ne lui avait survécu que quelques heures.
Désormais il était seul au monde, sans ressources…, et il fallait vivre. Il put apprécier sa juste valeur ; elle était nulle.
L’Université, avec le diplôme de bachelier, ne donne pas de brevet de rentes viagères. C’est une lacune. À quoi servait à l’orphelin sa science du lycée ?
Il envia le sort de ceux qui, ayant un état au bout des bras, peuvent entrer hardiment chez le premier patron venu et dire : Je voudrais de l’ouvrage.
Ceux-là travaillent et mangent.
Lui, demanda du pain à tous les métiers qui sont le lot des déclassés. Métiers ingrats !… Il y a cent mille déclassés à Paris.
N’importe !… Il fit preuve d’énergie. Il donna des leçons et copia des rôles pour un avoué. Un jour, il débuta dans la nouveauté ; le mois suivant, il allait proposer à domicile des rossignols de librairie. Il fut courtier d’annonces, maître d’études, dénicheur d’assurances, placier à la commission….
En dernier lieu, il avait obtenu un emploi près d’un astronome dont le nom est une autorité, le baron Moser. Il passait ses journées à remettre au net des calculs vertigineux, à raison de cent francs par mois.
Mais le découragement arrivait. Après cinq ans, il se trouvait au même point. Il était pris d’accès de rage quand il récapitulait les espérances avortées, les tentatives vaines, les affronts endurés.
Le passé avait été triste, le présent était presque intolérable, l’avenir menaçait d’être affreux.
Condamné à de perpétuelles privations, il essayait du moins d’échapper aux dégoûts de la réalité en se réfugiant dans le rêve.
Seul en son taudis, après un écœurant labeur, poigné par les mille convoitises de la jeunesse, il songeait aux moyens de s’enrichir d’un coup, du soir au lendemain.
Sur cette pente, son imagination devait aller loin. Il n’avait pas tardé à admettre les pires expédients.
Mais à mesure qu’il s’abandonnait à ses chimères, il découvrait en lui de singulières facultés d’invention et comme l’instinct du mal. Les vols les plus audacieux et réputés les plus habiles, n’étaient, à son jugement, que d’insignes maladresses.
Il se disait que s’il voulait, lui !… Et alors il cherchait, et il trouvait des combinaisons étranges, qui assuraient le succès et garantissaient mathématiquement l’impunité. Bientôt, ce fut chez lui une manie, un délire. Au point que ce garçon, admirablement honnête, passait sa vie à perpétrer, par la pensée, les plus abominables méfaits. Tant, que lui-même s’effraya de ce jeu. Il ne fallait qu’une heure d’égarement pour passer de l’idée au fait, de la théorie à la pratique.
Puis, ainsi qu’il advient à tous les monomanes, l’heure sonna où les bizarres conceptions qui emplissaient sa cervelle débordèrent.
Un jour, il ne put s’empêcher d’exposer à son patron un petit plan qu’il avait conçu et mûri, et qui eût permis de rafler cinq ou six cent mille francs sur les places de Londres et de Paris. Deux lettres et une dépêche télégraphique, et le tour était joué. Et impossible d’échouer, et pas un soupçon à craindre.
L’astronome, stupéfait de la simplicité du moyen, admira. Mais, à la réflexion, il jugea peu prudent de garder près de soi un secrétaire si ingénieux.
C’est pourquoi, le lendemain, il lui remit un mois d’appointements et le congédia en lui disant :
– Quand on a vos dispositions et, qu’on est pauvre, on devient un voleur fameux ou un illustre policier. Choisissez.
Lecoq se retira confus, mais la phrase de l’astronome devait germer dans son esprit.
– Au fait, se disait-il, pourquoi ne pas suivre un bon conseil ?
La police ne lui inspirait aucune répugnance, loin de là. Souvent il avait admiré cette mystérieuse puissance dont la volonté est rue de Jérusalem et la main partout ; qu’on ne voit ni n’entend, et qui néanmoins entend et voit tout.
Il fut séduit par la perspective d’être l’instrument de cette Providence au petit pied. Il entrevit un utile et honorable emploi du génie particulier qui lui avait été départi, une existence d’émotions et de luttes passionnées, des aventures inouïes, et au bout la célébrité.
Bref, la vocation l’emportait.
Si bien que la semaine suivante, grâce à une lettre de recommandation du baron Moser, il était admis à la Préfecture, en qualité d’auxiliaire du service de la sûreté.
Un désenchantement assez cruel l’attendait à ses débuts. Il avait vu les résultats, non les moyens. Sa surprise fut celle d’un naïf amateur de théâtre pénétrant pour la première fois dans les coulisses, et voyant de près les décors et les trucs qui, à distance, éblouissent.
Mais il avait l’enthousiasme et le zèle de l’homme qui se sent dans sa voie. Il persévéra, voilant d’une fausse modestie son envie de parvenir, se fiant aux circonstances pour faire tôt ou tard éclater sa supériorité.
Eh bien !… l’occasion qu’il souhaitait si ardemment, qu’il épiait depuis des mois, il venait, croyait-il, de la trouver à la Poivrière.
Pendant qu’il était suspendu à la fenêtre, il vit, aux éclairs de son ambition, le chemin du succès.
Ce n’était d’abord qu’un pressentiment. Ce fut bientôt une présomption, puis une conviction basée sur des faits positifs qui avaient échappé à tous, mais qu’il avait recueillis et notés.
La fortune se décidait en sa faveur ; il le reconnut en voyant Gévrol négliger jusqu’aux formalités les plus élémentaires, en l’entendant déclarer d’un ton péremptoire qu’il fallait attribuer ce triple meurtre à une de ces querelles féroces si fréquentes entre rôdeurs de barrières.