Cette seule description devait rassurer.
– Me voici donc tranquille, dit le juge. Maintenant, monsieur le directeur, je désirerais quelques renseignements sur un autre prévenu, un certain Chupin.
– Ah !… je sais, un détestable garnement.
– C’est cela. Je voudrais savoir s’il n’a pas reçu quelque visite hier.
– Diable !… c’est qu’il va falloir que j’aille au greffe, monsieur, si je veux vous répondre avec quelque certitude. C’est-à-dire, attendez donc, voici un gardien, ce petit là-bas, sous le porche, qui peut nous renseigner. Hé ! Ferrau !… cria-t-il.
Le surveillant appelé accourut.
– Sais-tu, lui demanda-t-il, si le nommé Chupin a été au parloir hier ?
– Oui, monsieur, c’est même moi qui l’y ai conduit.
M. Segmuller eut un sourire de satisfaction, cette réponse dissipait tous les soupçons.
– Et qui le visitait, interrogea vivement Lecoq, un gros homme, n’est-ce pas ? très rouge de figure, ayant le nez camard…
– Faites excuse, monsieur, c’était une femme, sa tante, à ce qu’il m’a dit.
Une même exclamation de surprise échappa au juge et au jeune policier, et ensemble ils demandèrent :
– Comment était-elle ?
– Petite, répondit le surveillant, boulotte, très blonde, l’air d’une bien brave femme, pas cossue, par exemple…
– Serait-ce une de nos fugitives de là-bas ?… fit tout haut Lecoq.
Gévrol partit d’un grand éclat de rire.
– Encore une princesse russe, dit-il.
Mais le juge parut goûter médiocrement la plaisanterie.
– Vous vous oubliez, monsieur l’agent !… dit-il sévèrement. Vous oubliez que les plaisanteries que vous adressez à votre camarade arrivent jusqu’à moi !
Le Général comprit qu’il avait été trop loin, et tout en lançant à Lecoq son plus venimeux regard, il se confondit en excuses.
M. Segmuller ne parut pas l’entendre. Il salua le directeur, et faisant signe au jeune policier de le suivre :
– Courez à la Préfecture, lui dit-il, et sachez comment et sous quel prétexte cette femme a obtenu la carte qui lui a permis de voir Polyte Chupin.
Chapitre 29
Resté seul, M. Segmuller reprit le chemin de son cabinet, guidé bien plus par l’instinct machinal de l’habitude que par une volonté délibérée.
Toutes les facultés de son intelligence étaient à « l’affaire, » et telle était sa préoccupation, que lui, la politesse même, il oubliait de rendre les saluts qu’il recueillait sur son passage.
Comment avait-il procédé, jusqu’ici ? Au hasard ; selon le caprice des événements, il avait couru au plus pressé, ou du moins à ce qu’il jugeait tel. Pareil à l’homme égaré dans les ténèbres, il avait erré à l’aventure, sans direction, marchant vers tout ce qui, dans le lointain, lui semblait être une lumière.
À courir ainsi on s’épuise vainement ; il se l’avouait en reconnaissant l’impérieuse et pressante nécessité d’un plan.
Il n’avait pu enlever la place d’un coup de main, force lui était de se résigner aux méthodiques lenteurs d’un siège en règle.
Et il se hâtait, car il sentait les heures lui échapper. Il savait que le temps est une obscurité de plus, et que la recherche d’un crime devient plus difficile à mesure qu’on s’éloigne de l’instant où il a été commis.
Que de choses à faire encore cependant.
Ne devait-il pas confronter avec les cadavres des victimes le meurtrier, la veuve Chupin et Polyte ?
Ces tristes confrontations sont fécondes en résultats inespérés.
Leverd, l’assassin, allait être relâché faute de preuves, quand mis brusquement en présence de sa victime, il changea de visage et perdit son assurance. Une question à brûle-pourpoint lui arracha alors un aveu.
M. Segmuller avait aussi les témoins à interroger : Papillon le cocher, la concierge de la maison de la rue de Bourgogne, où les deux femmes s’étaient un instant réfugiées, enfin Mme Milner, la maîtresse de l’hôtel de Mariembourg.
N’était-il pas de même indispensable d’entendre dans le plus bref délai un certain nombre de gens du quartier de la Poivrière, quelques camarades de Polyte et les propriétaires du bal de l’Arc-en-Ciel où les victimes et le meurtrier avaient passé une partie de la soirée ?
Certes, on ne pouvait pas espérer de grands éclaircissements de chacun de ces témoins en particulier. Les uns ignoraient les faits, les autres avaient à les dénaturer un intérêt qui demeurait un problème.
Mais chacun d’eux devait apporter sa part de conjectures, dire quelque chose, émettre une opinion, proposer une fable.
Et là éclate le génie du juge d’instruction, habitué à éprouver les unes par les autres les réponses les plus contradictoires, exercé à tirer d’une certaine quantité de mensonges une moyenne qui est à peu près la vérité.
Goguet, le souriant greffier, achevait de remplir, sur les indications du juge, une douzaine de citations, quand Lecoq reparut.
– Eh bien ?… lui cria le juge.
Réellement la question était superflue. Le résultat de la démarche était visiblement écrit sur la figure du jeune policier.
– Rien, répondit-il, toujours rien.
– Comment !… On ne sait pas à qui on a donné une carte pour visiter Polyte Chupin au Dépôt ?
– Pardon, monsieur, on ne le sait que trop. Nous retrouvons là une preuve nouvelle de l’infernale habileté du complice à profiter de toutes les circonstances. La carte dont on s’est servi hier est au nom d’une sœur de la veuve Chupin, Rose-Adélaïde Pitard, marchande des quatre-saisons à Montmartre. Cette carte a été délivrée il y a huit jours, sur une demande apostillée du commissaire de police. Il est dit, dans cette demande, que la femme Rose Pitard a besoin de voir sa sœur pour le règlement d’une affaire de famille.
Si grande était la surprise du juge, qu’elle arrivait à une expression presque comique.
– Cette tante serait-elle donc du complot !… murmura-t-il.
Le jeune policier hocha la tête.
– Je ne le pense pas, répondit-il. Ce n’est pas elle, en tout cas, qui était hier au parloir du Dépôt. Les employés de la Préfecture se rappellent très bien la sœur de la Chupin, et d’ailleurs nous avons trouvé son signalement… C’est une femme de cinq pieds passés, très brune, très ridée, hâlée et comme tannée par la pluie, le vent et le soleil, enfin âgée d’une soixantaine d’années. Or, la visiteuse d’hier était petite, blonde, blanche et ne paraissait pas plus de quarante-cinq ans…
– Mais s’il en est ainsi, interrompit M. Segmuller, cette visiteuse doit être une de nos fugitives.
– Je ne le pense pas.
– Qui donc serait-elle, à votre avis ?
– Eh !… la propriétaire de l’hôtel de Mariembourg, cette fine mouche qui s’est si bien moquée de moi. Mais qu’elle y prenne garde !… Il est des moyens de vérifier mes soupçons…
Le juge écoutait à peine, tout ému qu’il était de l’inconcevable audace et du merveilleux dévouement de ces gens qui risquaient tout pour assurer l’incognito du meurtrier.
– Reste à savoir, prononça-t-il, comment le complice a pu apprendre l’existence de ce laisser-passer.
– Oh ! rien de si simple, monsieur. Après s’être entendus au poste de la barrière d’Italie, la veuve Chupin et le complice ont compris combien il était urgent de prévenir Polyte. Ils ont cherché comment arriver jusqu’à lui, la vieille s’est souvenue de la carte de sa sœur, et l’homme est allé l’emprunter sous le premier prétexte venu…
– C’est cela, approuva M. Segmuller, oui, c’est bien cela, le doute n’est pas possible… Il faudra vous informer cependant…
Lecoq eut ce geste résolu de l’homme dont le zèle impatient n’a pas besoin d’être stimulé.
– Et je m’informerai !… répondit-il, que monsieur le juge s’en remette à moi. Rien de ce qui peut préparer le succès ne sera négligé. Avant ce soir, j’aurai deux observateurs sous les armes, l’un ruelle de la Butte-aux-Cailles, l’autre à la porte de l’hôtel de Mariembourg. Si le complice du meurtrier a l’idée de visiter Toinon-la-Vertu ou Mme Milner, il est pris. Il faudra bien que notre tour vienne, à la fin !…