C’était bien de ce repaire que partaient les cris, ils avaient redoublé et avaient été suivis de deux coups de feu.
La maison était hermétiquement close, mais par des ouvertures en forme de cœur, pratiquées aux volets, filtraient des lueurs rougeâtres comme celles d’un incendie.
Un des agents se précipita vers une des fenêtres, et s’enlevant à la force des poignets, il essaya de voir par les découpures ce qui se passait à l’intérieur.
Gévrol, lui, courut à la porte.
– Ouvrez !… commanda-t-il, en frappant rudement. Pas de réponse.
Mais on distinguait très bien les trépignements d’une lutte acharnée, des blasphèmes, un râle sourd et par intervalles des sanglots de femme.
– Horrible !… fit l’agent cramponné au volet, c’est horrible !
Cette exclamation décida Gévrol.
– Au nom de la loi !… cria-t-il une troisième fois.
Et personne ne répondant, il recula, prit du champ, et d’un coup d’épaule qui avait la violence d’un coup de bélier, il jeta bas la porte.
Alors fut expliqué l’accent d’épouvante de l’agent qui avait collé son œil aux découpures des volets.
La salle basse de la Poivrière présentait un tel spectacle, que tous les employés de la sûreté et Gévrol lui-même demeurèrent un moment cloués sur place, glacés d’une indicible horreur.
Tout, dans le cabaret, trahissait une lutte acharnée, une de ces sauvages « batteries » qui trop souvent ensanglantent les bouges des barrières.
Les chandelles avaient dû être éteintes dès le commencement de la bagarre, mais un grand feu clair de planches de sapin illuminait jusqu’aux moindres recoins.
Tables, verres, bouteilles, ustensiles de ménage, tabourets dépaillés, tout était renversé, jeté pêle-mêle, brisé, piétiné, haché menu.
Près de la cheminée, en travers, deux hommes étaient étendus à terre, sur le dos, les bras en croix, immobiles. Un troisième gisait au milieu de la pièce.
À droite, dans le fond, sur les premières marches d’un escalier conduisant à l’étage supérieur, une femme était accroupie. Elle avait relevé son tablier sur sa tête, et poussait des gémissements inarticulés.
En face, dans le cadre d’une porte de communication grande ouverte, un homme se tenait debout, roide et blême, ayant devant lui, comme un rempart, une lourde table de chêne.
Il était d’un certain âge, de taille moyenne, et portait toute sa barbe.
Son costume, qui était celui des déchargeurs de bateaux du quai de la Gare, était en lambeaux et tout souillé de boue, de vin et de sang.
Celui-là certainement était le meurtrier.
L’expression de son visage était atroce. La folie furieuse flamboyait dans ses yeux, et un ricanement convulsif contractait ses traits. Il avait au cou et à la joue deux blessures qui saignaient abondamment.
De sa main droite, enveloppée d’un mouchoir à carreaux, il tenait un revolver à cinq coups, dont il dirigeait le canon vers les agents.
– Rends-toi !… lui cria Gévrol.
Les lèvres de l’homme remuèrent ; mais, en dépit d’un visible effort, il ne put articuler une syllabe.
– Ne fais pas le malin, continua l’inspecteur de la sûreté, nous sommes en force, tu es pincé ; ainsi, bas les armes !…
– Je suis innocent, prononça l’homme d’une voix rauque.
– Naturellement, mais cela ne nous regarde pas.
– J’ai été attaqué, demandez plutôt à cette vieille ; je me suis défendu, j’ai tué, j’étais dans mon droit !
Le geste dont il appuya ces paroles était si menaçant, qu’un des agents, resté à demi dehors, attira violemment Gévrol à lui, en disant :
– Gare, Général ! méfiez-vous !… Le revolver du gredin a cinq coups et nous n’en avons entendu que deux.
Mais l’inspecteur de la Sûreté, inaccessible à la crainte, repoussa son subordonné et s’avança de nouveau, en poursuivant du ton le plus calme :
– Pas de bêtises, mon gars, crois-moi, si ton affaire est bonne, ce qui est possible, après tout, ne la gâte pas.
Une effrayante indécision se lut sur les traits de l’homme. Il tenait au bout du doigt la vie de Gévrol ; allait-il presser la détente ?
Non. Il lança violemment son arme à terre en disant :
– Venez donc me prendre !
Et se retournant, il se ramassa sur lui-même, pour s’élancer dans la pièce voisine, pour fuir par quelque issue connue de lui.
Gévrol avait deviné ce mouvement. Il bondit en avant, lui aussi, les bras étendus, mais la table l’arrêta.
– Ah !… cria-t-il, le misérable nous échappe.
Déjà le sort du misérable était fixé.
Tandis que Gévrol parlementait, un des agents – celui de la fenêtre – avait tourné la maison et y avait pénétré par la porte de derrière.
Quand le meurtrier prit son élan, il se précipita sur lui, il l’empoigna à la ceinture, et avec une vigueur et une adresse surprenantes, le repoussa.
L’homme voulut se débattre, résister ; en vain. Il avait perdu l’équilibre, il chancela et bascula par-dessus la table qui l’avait protégé, en murmurant assez haut pour que tout le monde pût l’entendre :
– Perdu ! C’est les Prussiens qui arrivent.
Cette simple et décisive manœuvre, qui assurait la victoire, devait enchanter l’inspecteur de la Sûreté.
– Bien, mon garçon, dit-il à son agent, très bien !… Ah ! tu as la vocation, toi, et tu iras loin, si jamais une occasion…
Il s’interrompit. Tous les siens partageaient si manifestement son enthousiasme que la jalousie le saisit. Il vit son prestige diminué et se hâta d’ajouter :
– Ton idée m’était venue, mais je ne pouvais la communiquer sans donner l’éveil au gredin.
Ce correctif était superflu. Les agents ne s’occupaient plus que du meurtrier. Ils l’avaient entouré, et après lui avoir attaché les pieds et les mains, ils le liaient étroitement sur une chaise.
Lui se laissait faire. À son exaltation furieuse se avait succédé cette morne prostration qui suit tous les efforts exorbitants. Ses traits n’exprimaient plus qu’une farouche insensibilité, l’hébétude de la bête fauve prise au piège. Évidemment, il se résignait et s’abandonnait.
Dès que Gévrol vit que ses hommes avaient terminé leur besogne :
– Maintenant, commanda-t-il, inquiétons-nous des autres, et éclairez-moi, car le feu ne flambe plus guère.
C’est par les deux individus étendus en travers de la porte que l’inspecteur de la Sûreté commença son examen.
Il interrogea le battement de leur cœur ; le cœur ne battait plus.
Il tint près de leurs lèvres le verre de sa montre ; le verre resta clair et brillant.
– Rien ! murmura-t-il après plusieurs expériences, rien ; ils sont morts. Le mâtin ne les a pas manqués. Laissons-les dans la position où ils sont jusqu’à l’arrivée de la justice et voyons le troisième.
Le troisième respirait encore.
C’était un tout jeune homme, portant l’uniforme de l’infanterie de ligne. Il était en petite tenue, sans armes, et sa grande capote grise entr’ouverte laissait voir sa poitrine nue.
On le souleva avec mille précautions, car il geignait pitoyablement à chaque mouvement, et on le plaça sur son séant, le dos appuyé contre le mur.
Alors, il ouvrit les yeux, et d’une voix éteinte demanda à boire.
On lui présenta une tasse d’eau, il la vida avec délices, puis il respira longuement et parut reprendre quelques forces.
– Où es-tu blessé ? demanda Gévrol.
– À la tête, tenez, là, répondit-il en essayant de soulever un de ses bras, oh ! que je souffre !…
L’agent qui avait coupé la retraite du meurtrier s’était approché, et avec une dextérité qui lui eût enviée un vieux chirurgien, il palpait la plaie béante que le jeune homme avait un peu au-dessus de la nuque.
– Ce n’est pas grand’chose, prononça-t-il.
Mais il n’y avait pas à se méprendre au mouvement de sa lèvre inférieure. Il était clair qu’il jugeait la blessure très dangereuse, sinon mortelle.
– Ce ne sera même rien, affirma Gévrol, les coups à la tête, quand ils ne tuent pas roide, guérissent dans le mois.