– Allons !… vous ne pensez pas ce que vous dites. Ce n’est pas le hasard qui peut amener des clients la nuit, par un temps épouvantable, dans un cabaret mal famé comme le vôtre, et situé surtout assez loin de toute voie fréquentée, au milieu des terrains vagues….
– Je ne suis pas sorcière ; ce que je pense, je le dis.
– Donc, vous ne connaissez même pas le plus jeune de ces malheureux, celui qui était vêtu en soldat, Gustave, enfin ?
– Aucunement.
M. Segmuller nota l’intonation de cette réponse, et plus lentement il ajouta :
– Du moins, vous avez bien ouï parler d’un ami de ce Gustave, un certain Lacheneur ?
À ce nom, le trouble de l’hôtesse de la Poivrière fut visible, et c’est d’une voix profondément altérée, qu’elle balbutia :
– Lacheneur ?… Lacheneur ?… Jamais je n’ai entendu prononcer ce nom.
Elle niait, mais l’effet produit restait, et à part soi, Lecoq jurait qu’il retrouverait ce Lacheneur, ou qu’il périrait à la tâche. N’y avait-il pas, parmi les pièces de conviction, une lettre de lui, écrite, on le savait, dans un café du boulevard Beaumarchais ?
Avec un pareil indice et de la patience…
– Maintenant, continua M. Segmuller, nous arrivons aux femmes qui accompagnaient ces malheureux. Quel genre de femmes était-ce ?…
– Oh !… des filles de rien du tout.
– Étaient-elles richement habillées ?…
– Très misérablement, au contraire.
– Bien !… donnez-moi leur signalement.
– C’est que… mon bon juge, je les ai à peine vues … Enfin, c’étaient deux grandes et puissantes gaillardes, si mal bâties que, sur le premier moment, comme c’était le dimanche gras, je les ai prises pour des hommes déguisés en femmes. Elles avaient des mains comme des épaules de mouton, la voix cassée, et des cheveux très noirs. Elles étaient brunes comme des mulâtresses, voilà surtout ce qui m’a frappé….
– Assez !… interrompit le juge ; j’ai désormais la preuve de votre insigne mauvaise foi. Ces femmes étaient petites, et l’une d’elles était remarquablement blonde.
– Je vous jure, mon bon monsieur….
– Ne jurez pas, je serais forcé de vous confronter avec un honnête homme qui vous dirait que vous mentez.
Elle ne répliqua pas, et il y eut un moment de silence ; M. Segmuller se décidait à frapper le grand coup.
– Soutiendrez-vous aussi, demanda-t-il, que vous n’aviez rien de compromettant dans la poche de votre tablier ?
– Rien … On peut le chercher et fouiller ; il est resté chez moi.
Cette assurance, sur ce point, ne trahissait-elle pas l’influence du faux ivrogne ?…
– Ainsi, reprit M. Segmuller, vous persistez … Vous avez tort, croyez-moi. Réfléchissez … Selon que vous agirez, vous irez aux assises comme témoin … ou comme complice.
Bien que la veuve parût écrasée sous ce coup inattendu, le juge n’insista pas. On lui relut son interrogatoire, elle le signa et sortit.
M. Segmuller aussitôt, s’assit à son bureau, remplit un imprimé et le remit à son greffier, en disant :
– Voici, Goguet, une ordonnance d’extraction pour le directeur du Dépôt. Allez dire qu’on m’amène le meurtrier.
Chapitre 17
Arracher des aveux à un homme intéressé à se taire, et persuadé qu’il n’existe pas de preuves contre lui, c’est certes difficile.
Mais demander, dans de telles conditions, la vérité à une femme, c’est vouloir, dit-on au Palais, c’est prétendre confesser le diable.
Aussi, dès que M. Segmuller et Lecoq se trouvèrent seuls, ils se regardèrent d’un air qui disait leur inquiétude, et combien peu ils conservaient d’espoir.
En somme, qu’avait-il produit de positif, cet interrogatoire conduit avec cette dextérité du juge qui sait disposer et manier ses questions, comme un général sait manœuvrer ses troupes et les faire donner à propos ?
Il en ressortait la preuve irrécusable de la connivence de la veuve Chupin, et rien de plus.
– Cette coquine sait tout !… murmura Lecoq.
– Oui, répondit le juge, il m’est presque démontré qu’elle connaît les gens qui se trouvaient chez elle, les femmes, les victimes, le meurtrier, tous enfin. Mais il est certain qu’elle connaît ce Gustave… Je l’ai lu dans son œil. Il m’est prouvé qu’elle sait qui est ce Lacheneur, cet inconnu dont le soldat mourant voulait se venger, ce personnage mystérieux qui a, très évidemment, la clef de cette énigme. C’est cet homme qu’il faudrait retrouver….
– Ah ! je le retrouverai, s’écria Lecoq, quand je devrais questionner les onze cent mille hommes qui se promènent dans Paris !
C’était beaucoup promettre, à ce point que le juge, en dépit de ses préoccupations, se laissa aller à rire.
– Si seulement, poursuivit Lecoq, si seulement cette vieille sorcière se décidait à parler à son prochain interrogatoire !…
– Oui ! mais elle ne parlera pas.
Le jeune policier hocha la tête. Tel était bien son avis. Il ne se faisait pas illusion ; il avait reconnu entre les sourcils de la veuve Chupin ces plis qui trahissent l’idiote obstination de la brute.
– Les femmes ne parlent jamais, reprit le juge, et quand elles semblent se résigner à des révélations, c’est qu’elles espèrent avoir trouvé un artifice qui égarera les investigations. L’évidence, du moins, écrase l’homme le plus entêté ; elle lui casse bras et jambes, il cesse de lutter, il avoue. La femme, elle, se moque de l’évidence. Lui montre-t-on la lumière, elle ferme les yeux et répond : « Il fait nuit. » Qu’on lui tourne la tête vers le soleil qui l’éblouit de ses rayons et l’aveugle, elle persiste et répète : « Il fait nuit. » Les hommes, selon la sphère sociale où ils sont nés, imaginent et combinent des systèmes de défense différents. Les femmes n’ont qu’un système, quelle que soit leur condition. Elles nient quand même, toujours, et elles pleurent. Quand, au prochain interrogatoire, je pousserai la Chupin, soyez sûr qu’elle trouvera des larmes…
Dans son impatience, il frappa du pied. Il avait beau fouiller l’arsenal de ses moyens d’action, il n’y trouvait pas une arme pour briser cette résistance opiniâtre.
– Si seulement j’avais idée du mobile qui guide cette vieille femme, reprit-il. Mais pas un indice ! Qui me dira quel puissant intérêt lui commande le silence !… Serait-ce sa cause qu’elle défend ?… Est-elle complice ? Qui nous prouve qu’elle n’a pas aidé le meurtrier à combiner un guet-apens ?
– Oui, répondit lentement Lecoq, oui, cette supposition se présente naturellement à l’esprit. Mais l’accueillir, n’est-ce pas rejeter les prémices admises par monsieur le juge ?… Si la Chupin est complice, le meurtrier n’est pas le personnage que nous soupçonnons, il est simplement l’homme qu’il paraît être.
L’objection sembla convaincre M. Segmuller.
– Quoi, alors, s’écria-t-il, quoi !…
L’opinion du jeune policier était faite. Mais pouvait-il décider, lui, l’humble agent de la sûreté, quand un magistrat hésitait ?
Il comprit combien sa position lui imposait de réserve, et c’est du ton le plus modeste qu’il dit :
– Pourquoi le faux ivrogne n’aurait-il pas ébloui la Chupin en faisant briller à ses yeux les plus magnifiques espérances ? Pourquoi ne lui aurait-il pas promis de l’argent, une grosse somme ?…
Il s’interrompit, le greffier rentrait. Derrière lui s’avançait un garde de Paris qui demeura respectueusement sur le seuil, les talons sur la même ligne, la main droite à la visière du shako, la paume en dehors, le coude à la hauteur de l’œil … selon l’ordonnance.
– Monsieur, dit au juge ce militaire, monsieur le directeur de la prison m’envoie vous demander s’il doit maintenir la veuve Chupin au secret ; elle se désespère de cette mesure.
M. Segmuller se recueillit un moment.
– Certes, murmurait-il, répondant à quelque révolte de sa conscience, certes, c’est une terrible aggravation de peine, mais si je laisse cette femme communiquer avec les autres détenues, une vieille récidiviste comme elle trouvera sûrement un expédient pour faire parvenir des avis au dehors … Cela ne se peut, l’intérêt de la justice et de la vérité doit passer avant tout.