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M. Segmuller et le jeune policier échangèrent un rapide regard. Le complice avait vu relever les empreintes, donc on n’essayait pas de contester la présence des deux femmes.

– Quelle heure était-il ? demanda le juge.

– Onze heures à peu près.

– Continuez.

– Sitôt assis, poursuivit la veuve, ces gens me commandent un saladier de vin à la française. Sans me vanter, je n’ai pas ma pareille pour préparer cette boisson. Naturellement, je les sers, et aussitôt après, comme j’avais des blouses à repriser pour mon garçon, je monte à ma chambre qui est au premier.

– Laissant ces individus seuls ?

– Oui, mon juge.

– C’était, de votre part, beaucoup de confiance.

La veuve Chupin secoua mélancoliquement la tête.

– Quand on n’a rien, prononça-t-elle, on ne craint pas les voleurs.

– Poursuivez, poursuivez…

–Alors, donc, j’étais en haut depuis une demi-heure, quand on se met à m’appeler d’en bas : « Eh ! la vieille ! » Je descends, et je me trouve nez à nez avec un grand individu très barbu, qui venait d’entrer. Il voulait un petit verre de fil-en-quatre … Je le sers, seul à une table.

– Et vous remontez ? interrompit le juge.

L’ironie fut-elle comprise de la Chupin ? sa physionomie ne le laissa pas deviner.

– Précisément, mon bon monsieur, répondit-elle. Seulement, cette fois, j’avais à peine repris mon dé et mon aiguille, que j’entends un tapage terrible dans ma salle. Dare dare je dégringole mon escalier, pour mettre le holà…Ah ! bien, oui !… Les trois premiers arrivés étaient tombés sur le dernier venu, et ils l’assommaient de coups, mon bon monsieur, ils le massacraient… Je crie… c’est comme si je chantais. Mais voilà que l’individu qui était seul contre trois sort un pistolet de sa poche ; il tire et tue un des autres, qui roule à terre… Moi, de peur, je tombe assise sur mon escalier, et pour ne pas voir, car le sang coulait, je relève mon tablier sur ma tête… L’instant d’après, monsieur Gévrol arrivait avec ses agents, on enfonçait ma porte, et voilà…

Ces odieuses vieilles, qui ont trafiqué de tous les vices et bu toutes les hontes, atteignent parfois une perfection d’hypocrisie à mettre en défaut la plus subtile pénétration.

Un homme non prévenu, par exemple, eût pu se laisser prendre à la candeur de la veuve Chupin, tant elle y mettait de naturel, tant elle rencontrait à propos la juste intonation de la franchise, de la surprise ou de l’effroi.

Malheureusement elle avait contre elle ses yeux, ses petits yeux gris, mobiles comme ceux de la bête inquiète, où l’astuce heureuse allumait des étincelles.

C’est qu’elle se réjouissait, au-dedans d’elle-même, de son bonheur et de son adresse, n’étant pas fort éloignée de croire que le juge ajoutait foi à ses déclarations.

Dans le fait, pas un des muscles du visage de M. Segmuller n’avait trahi ses impressions pendant le récit de la vieille, récit débité avec une prestigieuse volubilité.

Quand elle s’arrêta, à bout d’haleine, il se leva sans mot dire et s’approcha de son greffier pour surveiller la rédaction du procès-verbal de cette première partie de l’interrogatoire.

Du coin où il se tenait modestement assis, Lecoq ne cessait d’observer la prévenue.

– Elle pense pourtant, se disait-il, que c’est fini, et que sa déposition va passer comme une lettre à la poste.

Si telle était, en effet, l’espérance de la veuve Chupin, elle ne tarda pas à être déçue.

M. Segmuller, après quelques légères observations au souriant Goguet, vint s’asseoir près de la cheminée, estimant le moment arrivé de pousser vivement l’interrogatoire.

– Ainsi, veuve Chupin, commença-t-il, vous affirmez n’être pas restée un seul instant près des gens qui étaient entrés boire chez vous ?

– Pas une minute.

– Ils entraient et commandaient, vous les serviez et vous vous hâtiez de sortir.

– Oui, mon bon monsieur.

– Il me paraît impossible, cependant, que vous n’ayez pas surpris quelques mots de leur conversation. De quoi causaient-ils ?

– Ce n’est pas mon habitude d’espionner mes pratiques.

– Enfin, avez-vous entendu quelque chose ?

– Rien.

Le juge d’instruction haussa les épaules d’un air de commisération.

– En d’autres termes, reprit-il, vous refusez d’éclairer la justice.

– Oh !… si on peut dire…

– Laissez-moi finir. Toutes ces histoires invraisemblables de sorties, de blouses pour votre fils à raccommoder dans votre chambre, vous ne les avez inventées que pour avoir le droit de me répondre : « Je n’ai rien vu, rien entendu, je ne sais rien. » Si tel est le système que vous adoptez, je déclare qu’il n’est pas soutenable et ne serait admis par aucun tribunal.

– Ce n’est pas un système, c’est la vérité.

M. Segmuller parut se recueillir, puis tout à coup :

– Décidément, vous n’avez rien à me dire sur ce misérable assassin ?

– Mais ce n’est pas un assassin, mon bon monsieur…

– Que prétendez-vous ?…

– Dame !… il a tué les autres en se défendant. On lui cherchait querelle, il était seul contre trois hommes, il voyait bien qu’il n’avait pas de grâce à attendre de brigands qui….

Elle s’arrêta court, toute interdite, se reprochant sans doute de s’être laissée entraîner, d’avoir eu la langue trop longue.

Elle put espérer, il est vrai, que le juge n’avait rien remarqué.

Un tison venait de rouler du foyer, il avait pris les pincettes et ne semblait préoccupé que du soin de reconstruire artistement l’édifice écroulé de son feu.

– Qui me dira, murmurait-il, entre haut et bas, qui me garantira que ce n’est pas cet homme, au contraire, qui a attaqué les trois autres….

– Moi, déclara carrément la veuve Chupin, moi, qui le jure !…

M. Segmuller se redressa, aussi étonné en apparence que possible.

– Comment pouvez-vous savoir, prononça-t-il, comment pouvez-vous jurer ? Vous étiez dans votre chambre quand la querelle a commencé.

Grave et immobile sur sa chaise, Lecoq jubilait intérieurement. Il trouvait que c’était un joli résultat, et qui promettait, d’avoir, en huit questions, amené cette vieille rouée à se démentir. Il se disait aussi que la preuve de la connivence éclatait. Sans un intérêt secret, la vieille cabaretière n’eût pas pris si imprudemment la défense du prévenu.

– Après cela, reprit le juge, vous parlez peut-être d’après ce que vous savez du caractère du meurtrier, vous le connaissez vraisemblablement.

– Je ne l’avais jamais vu avant cette soirée-là.

– Mais il était cependant déjà venu dans votre établissement ?

– Jamais de sa vie.

– Oh ! Oh !… comment expliquez-vous alors que, entrant dans la salle du bas, pendant que vous étiez dans votre chambre, cet inconnu, cet étranger se soit mis à crier : « Hé !… la vieille ! » Il devinait donc que l’établissement était tenu par une femme, et que cette femme n’était plus jeune ?

– Il n’a pas crié cela.

– Rappelez vos souvenirs ; c’est vous-même qui venez de me le dire.

– Je n’ai pas dit cela, mon bon monsieur.

– Si … et on va vous le prouver, en vous relisant votre interrogatoire … Goguet, lisez, s’il vous plaît.

Le souriant greffier eut promptement trouvé le passage, et de sa meilleure voix il lut la phrase textuelle de la Chupin :

« … J’étais en haut depuis une demi-heure, quand d’en bas on se met à m’appeler : « Hé !… la vieille ! Je descends, etc., etc. »

– Vous voyez bien ! insista M. Segmuller.

L’assurance de la vieille récidiviste fut sensiblement diminuée par cet échec. Mais loin d’insister, le juge glissa sur cet incident, comme s’il n’y eût pas attaché grande importance.

– Et les autres buveurs, reprit-il, ceux qui ont été tués, les connaissiez-vous ?…

– Non, monsieur, ni d’Ève ni d’Adam.

– Et vous n’avez pas été surprise de voir ainsi arriver chez vous trois inconnus, accompagnés de deux femmes ?

– Quelquefois le hasard….

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