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que le bassin du lac ne peut plus contenir,

et débouche en cours d'eau qui s'en va par les prés.

Dès le premier moment où l'eau devient courante,

on ne l'appelle plus Benaco, mais Mincio,

et devant Governol elle rejoint le Pô.

Auparavant, son cours traverse une campagne

où son eau s'alanguit et forme un marécage

que les longs mois d'été rendent souvent malsain.

Passant par cet endroit, cette vierge farouche

vit un îlot de terre au milieu du marais,

sans trace d'habitants et tout à fait inculte.

Elle y resta, fuyant le commerce des hommes,

avec les serviteurs qui l'aidaient dans ses charmes:

c'est là qu'elle vécut et perdit sa dépouille.

Les gens éparpillés sur les terres voisines

se sont fait un abri de cette place forte,

à cause du marais qui la ceint de partout.

Ils fondèrent la ville au-dessus de ses os;

et comme elle a choisi cet endroit la première,

sans plus tirer au sort [199], on l'appela Mantoue.

Ses premiers habitants étaient bien plus nombreux

avant Casalodi, qui, par sa balourdise,

devint de Pinamont la victime facile [200].

Or bien, tu dois savoir, si quelqu'un te raconte

de quelque autre façon l'histoire de ma ville,

distinguer clairement mensonge et vérité.»

«Ô maître, dis-je alors, ta raison est si claire,

quand je t'entends parler, qu'elle embrase ma foi,

et ce qu'en dit un autre est un tison éteint.

Mais dis-moi maintenant, qui sont les gens qui passent?

N'ont-ils pas avec eux des hommes de mérite?

car mon attention ne s'occupe que d'eux.»

Il répondit alors: «Celui-là, dont la barbe

retombe du menton sur ses noires épaules,

fut augure en ce temps où la Grèce, vidée

de mâles, n'en voyait si ce n'est au berceau;

il fut, avec Chalcas, celui qui désigna,

en Aulide, l'instant de couper les amarres.

Eurypyle est son nom; ma grande tragédie

fait aussi mention en quelque endroit de lui [201]:

tu dois t'en souvenir, puisque tu la sais toute.

Et cet autre, plus loin, dont les flancs sont si grêles,

est Michel Scott, quelqu'un qui semble avoir connu

vraiment les jeux trompeurs de la sorcellerie [202].

Voici Gui Bonatti, et Asdent près de lui [203],

qui donnerait bien cher – mais il y pense tard -

pour n'avoir fabriqué, là-haut que des savates.

Ces malheureuses-ci abandonnaient l'aiguille,

la laine et la navette, et lisaient l'avenir

ou faisaient quelque philtre ou bien des sortilèges.

Mais partons; car déjà Caïn et ses épines

se trouvent sur le bord, entre deux hémisphères,

et touchent l'océan au-dessous de Séville.

Pendant la nuit d'hier c'était la pleine lune.

Tu n'as pas oublié, car dans ce bois touffu

elle te fut utile à plus d'une reprise.»

C'est ainsi qu'il parlait, pendant que nous marchions.

CHANT XXI

Nous avancions ainsi, d'un pont jusqu'au suivant,

tout en parlant d'objets que ne raconte pas

ma Comédie. Enfin, étant en haut du pont,

nous fîmes un arrêt, pour voir de Malefosse

la nouvelle crevasse [204] et ses pleurs inutiles.

Elle me paraissait cruellement obscure.

Comme dans l'arsenal de Venise en hiver

les marins font bouillir à flots la poix visqueuse,

afin de radouber leurs bateaux mal en point,

profitant du repos; et sur ces entrefaites,

l'un va remettre à neuf sa barque, l'autre étoupe

les flancs de cette nef qui vit plus d'une mer,

l'un tape sur la proue et l'autre sur la poupe,

ou fait des avirons, ou rapièce les voiles

d'artimon, de misaine, ou bien tord des cordages;

ainsi bouillait sans feu, mais par un art divin,

au-dessous de mes pieds, un lac de poix épaisse

qui collait de partout aux pentes du giron.

Je pouvais bien le voir, mais n'observais en lui

que les bulles qu'y forme un grand bouillonnement

qui tour à tour le gonfle et le fait s'affaisser.

J'exerçais mon regard à bien voir ce marais,

quand mon guide se mit à crier: «Gare à toi!»

et me tira vers lui, de la place où j'étais.

Alors je me tournai, désireux de savoir

quel était ce danger qu'il fallait éviter,

faisant comme celui que la peur déconcerte

et qui voudrait bien voir, mais aime mieux s'enfuir;

et je vis par-derrière un diable noir surgir,

qui courait lestement sur le haut du rocher.

Ah! combien son aspect était épouvantable!

Et comme il paraissait intraitable et cruel!

Qu'il avait le pied leste et l'aile déployée!

Sur son épaule large et finissant en pointe

il portait un pécheur mis à califourchon,

qu'il tenait fortement au tendon des chevilles.

Du haut de notre pont il dit: «Tiens, Malegriffe! [205]

Je t'amène un ancien de la sainte Zita [206]:

occupez-vous de lui, car pour moi, je retourne

toujours au même endroit, où ce gibier abonde:

ce sont tous des filous, Bonturo mis à part [207];

là, pour un peu d'argent, d'un non on fait ita[208]

Il le laissa tomber et par la roche abrupte

il rebroussa chemin: jamais mâtin qu'on lâche

n'a couru comme lui sur les pas d'un voleur.

L'esprit fit un plongeon et ressortit en boule;

mais les diables cachés sous le pont lui crièrent:

«Crois-tu t'agenouiller devant la Sainte Face? [209]

Tu nageais autrement dans les eaux du Serchio;

mais, si tu ne veux pas tâter de nos crochets,

ne te montre jamais au-dessus de la poix!»

Ils le mirent dedans, le lardant de cent coups

et disant: «Si tu veux, danse, mais à couvert!

Extorque, si tu peux, l'argent sans qu'on te voie!»

Ainsi les maîtres queux obligent les valets

à toujours enfoncer la viande avec les crocs,

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