Литмир - Электронная Библиотека

Hélas, pour moi la mort est trop tôt arrivée!

car, ayant vu comment le Ciel te favorise,

je t'aurais pu sans doute aider dans ton travail.

Cependant, cette engeance ingrate et maléfique

qui sortit autrefois des forêts de Fiésole [144],

mais reste, comme alors, incivile et barbare,

verra d'un mauvais œil ta trop belle conduite:

et ce sera raison, car il ne convient pas

que le doux figuier prenne au milieu des cormiers.

Le bruit commun les dit depuis longtemps aveugles;

ce peuple est envieux, avare et orgueilleux:

ne te laisse pas prendre à sa corruption!

Ton destin te réserve un honneur précieux,

de voir ses deux partis vouloir te dévorer:

mais de l'herbe à la bouche est bien long le chemin.

Qu'elles se vautrent donc, les bêtes fiésolaines,

dans leur propre fumier, mais sans toucher la plante

(s'il s'en produit encor quelquefois dans leur fange)

dans laquelle revit la semence sacrée

des Romains qui se sont établis dans la ville,

le jour où fut fondé ce repaire du crime.»

«Oh! si j'avais pu voir ma prière exaucée,

lui répondis-je alors, vous n'auriez pas été

mis si vite à l'écart de l'humaine existence,

car je garde en mon cœur avec mélancolie

cette si chère et douce image paternelle

du maître qui, là-haut, m'enseignait chaque jour

par quels moyens un homme atteint l'éternité;

et ma reconnaissance, autant que je vivrai,

sera facile à voir dans toutes mes paroles.

Je retiens vos propos au sujet de ma vie;

je les ferai gloser, avec un autre texte [145],

par celle qui sait tout, si j'arrive à la voir.

En attendant ce jour, je veux que vous sachiez

que, pourvu que je reste en paix avec moi-même,

j'attends sans sourciller les assauts de mon sort.

Ces gages ne sont pas nouveaux pour mes oreilles;

que la Fortune, enfin, fasse tourner sa roue

selon son bon plaisir, et le vilain sa houe!»

Mon maître m'écoutait en renversant la tête

pour mieux me regarder, à droite et vers l'arrière.

Il dit; «Qui se souvient n'écoute pas en vain!»

Je continue ainsi de parler longuement

à messire Brunet, et lui demande enfin

qui sont ses compagnons, du moins les plus illustres.

Il me répond: «Certains méritent qu'on en parle;

quant au reste, il vaut mieux les passer sous silence

car le temps serait court pour un si long discours.

Bref, sache que ceux-ci furent jadis des clercs

et d'insignes lettrés jouissant d'un grand nom,

mais le même péché souillait leur existence.

Ainsi, vois Priscien dans cette foule obscure;

voici François Accurse [146]; et si tu veux aussi

abaisser ton regard sur de pareilles teignes,

vois celui que le serf des serviteurs de Dieu

a fait passer de l'Âme aux bords du Bacchglione,

où pourrissent encor ses nerfs trop mal tendus [147].

Je ne t'en dis pas plus, et je dois mettre fin

à notre causerie et marche, car des sables

je vois se soulever de nouvelles fumées.

Je ne peux me mêler avec les gens qui viennent.

Il reste mon Trésor, je te le recommande:

par lui, je vis encore; il ne m'en faut pas plus.»

Il se mit à courir, comme ceux qui s'efforcent,

là-bas, sur le terrain des courses à Vérone,

de gagner le drap vert [148]; et il ressemblait plus

à celui qui l'obtient qu'à celui qui le perd.

CHANT XVI

Nous étions à l'endroit où parvenait le bruit

de l'eau qui dévalait dans le cercle suivant,

pareil au bruissement d'un grand essaim d'abeilles,

quand je vis s'éloigner trois ombres [149], en courant,

d'une troupe d'esprits qui justement passaient,

pendant que leur tourment pleuvait sur eux d'en haut.

Elles venaient vers nous et criaient toutes trois:

«De grâce, arrête-toi, toi dont l'habit nous montre

que ton pays pervers était aussi le nôtre.»

Hélas, combien je vis sur leurs membres de plaies

vieilles ou de tantôt, que les flammes grillaient

et dont je garde encore un cuisant souvenir!

En entendant leurs cris, mon docteur s'arrêta,

se retournant vers moi pour me dire: «Attends-les,

car il convient d'avoir des égards pour ceux-ci;

et si tu ne craignais le fléau de ces flammes

qui font ici la loi, j'ajouterais aussi

que ce ne sont pas eux, mais toi qui dois courir.»

Ils avaient, pour leur part, déjà repris leur course,

en nous voyant attendre; et dès qu'ils arrivèrent

près de nous, tous les trois ils formèrent un cercle;

et comme les lutteurs, tout nus et enduits d'huile,

se surveillent entre eux, cherchant leur avantage,

avant de s'empoigner et d'échanger des coups,

tels ils tournaient en rond, sans me perdre de vue,

si bien que l'on eût dit que leurs têtes tournaient

sur un cercle contraire à celui de leurs pieds.

Enfin, l'un d'eux me dit: «Peut-être la misère

de ce terrain mouvant et de nos corps brûlés

rend-elle ma prière et mes noms méprisables.

Que notre gloire ancienne au moins t'oblige à dire

quel est ton nom à toi, qui si tranquillement

portes tes pas vivants jusqu'au cœur de l'Enfer.

Celui qui va devant, dont j'emboîte le pas,

tel qu'il se montre aux yeux, tout nu, presque écorché,

fut bien plus important que tu ne semblés croire.

Il est le petit-fils de la bonne Gualdrade [150];

c'est ce Guido Guerra, qui fut jadis illustre

tant par son bon conseil que grâce à son épée.

L'autre, qu'on voit fouler derrière moi le sable,

est cet Aldobrandi, Tegghiajo, dont le monde

doit prononcer le nom avec reconnaissance [151].

Je suis, moi qui pâtis le même châtiment,

Jacques Rusticucci; c'est ma méchante femme

qui fut en premier lieu la cause de mon mal.» [152]

Si je n'avais pas craint de me brûler comme eux,

18
{"b":"125232","o":1}