et dresser dans les airs sa fourche venimeuse
aux aiguillons pareils à ceux des scorpions.
Mon maître dit alors: «Il nous faut maintenant
faire un petit détour, afin d'aller trouver
l'animal malfaisant qui nous attend couché.»
Nous descendîmes donc, allant toujours à droite,
et nous fîmes deux pas sur l'extrême rebord,
pour éviter le sable et le feu qui pleuvait.
Quand nous fûmes enfin auprès de cette bête,
je vis un peu plus loin, dans le désert de sable,
des gens rester assis auprès du précipice [161].
Alors le maître dit: «Afin que tu remportes
de ce giron d'avant un souvenir exact,
va donc te renseigner sur leur condition!
Tâche de limiter le temps de tes discours;
et moi, pendant ce temps, je vais dire à la bête
de nous porter en bas sur sa puissante épaule.»
Ainsi je m'éloignai tout seul, restant toujours
sur l'extrême rebord de ce septième cercle,
vers l'endroit où gisait cette gent douloureuse.
La voix de leur douleur jaillissait de leurs yeux;
ils s'aidaient de leurs mains autant qu'ils le pouvaient,
pour éviter la flamme et la cuisson du sol.
C'est ainsi que les chiens se défendent l'été
en secouant tantôt le cou, tantôt la patte,
des piqûres des taons, des puces et des mouches.
Ayant dévisagé de près certains d'entre eux
qui supportaient ainsi l'avalanche des flammes,
je n'en connus aucun; je m'aperçus pourtant
que chacun d'eux portait une escarcelle au cou,
chacune de couleur et marque différentes,
et qui semblait former leur unique souci.
Et comme je passais, en regardant leur troupe,
je vis soudain un sac jaune et chargé d'un meuble
d'azur, qui me semblait devoir être un lion [162].
Puis, promenant ainsi mon regard tout autour,
plus rouge que le sang je vis une autre bourse
où, blanche comme beurre, on pouvait voir une oie [163].
L'un de ces hommes-là, dont la bourse était blanche
et sur un fond d'azur portait pleine une truie [164],
me dit: «Que viens-tu faire ici, dans cette fosse?
Déguerpis! Mais apprends, puisque tu vis encore,
que ce Vitalien dont j'étais le voisin [165]
doit bientôt nous rejoindre et s'asseoir à ma gauche.
Parmi ces Florentins, je suis seul de Padoue;
et ils m'ont maintes fois rebattu les oreilles,
criant: «Quand viendra-t-il, l'illustre chevalier,
possesseur du sachet qui porte les trois boucs?» [166]
Lors il tordit la bouche et me tira la langue,
tout à fait comme un bœuf qui lèche ses naseaux.
De peur que mon retard à la longue ne fâche
celui qui m'avait dit de ne pas trop rester,
je rebroussai chemin, laissant ces malheureux.
Je trouvai que mon maître était déjà monté
à cheval sur le dos de l'horrible animal,
et il dit: «Il te faut un cœur bien accroché!
Nous n'aurons désormais que ce genre d'échelles [167].
Monte devant; je veux me placer au milieu,
pour l'empêcher de nuire, entre la queue et toi.»
Comme celui qui sent, dans un accès de fièvre,
un frisson qui paraît paralyser les membres
et se met à trembler dès qu'il voit un bout d'ombre,
tel je devins moi-même, en entendant ces mots;
mais de ma propre honte ayant tiré courage
– car l'exemple du maître oblige le valet -
cherchant un bon endroit sur cette croupe immense,
je voulus prononcer, mais sans me rendre compte
que la voix me manquait: «Tiens-moi bien dans tes bras!
Mais lui, qui tant de fois m'avait si bien aidé
dans des besoins plus forts, sitôt que je m'assis,
il me prit dans ses bras, pour mieux me soutenir,
et il dit: «Géryon, en route maintenant!
Mais descends doucement, et fais les cercles larges:
tu portes, souviens-t'en, un tout autre fardeau!»
Et comme, en reculant par à-coups, se détache
le navire du bord, tel il partit enfin;
mais dès qu'il put donner libre cours à son vol,
il ramena la queue où se tenait la tête,
l'étendit et la fit glisser comme une anguille,
pendant qu'il fendait l'air au rythme de ses pattes.
Et je crois que personne au monde n'eut si peur,
ni lorsque Phaéton laissa tomber les rênes,
faisant brûler le Ciel tel qu'on le voit encore [168],
ni quand le pauvre Icare aperçut ses deux ailes
se détacher des flancs et fondre avec la cire,
et son père crier: «Tu ne tiens pas le coup!»
qu'au moment où je vis que je plongeais soudain
dans l'air de toutes parts, et qu'on n'apercevait
plus rien autour de moi, si ce n'était la bête.
Elle ne cessait pas de nager doucement,
tournant et descendant; je ne m'en rendais compte
que par l'air qui venait d'en face et d'au-dessous.
À ma main droite, en bas, j'entendais la cascade,
faire au-dessous de nous un horrible fracas,
et pour la regarder je voulus me pencher.
Ce fut alors que j'eus bien plus peur de tomber,
car j'aperçus des feux et j'entendis des plaintes
qui me firent trembler et tapir de mon mieux.
Je m'aperçus enfin qu'on descendait en rond
(ce dont je ne pouvais me douter tout d'abord),
rien qu'à voir les tourments qui montaient de partout.
Comme un faucon resté trop longtemps sur ses ailes,
sans avoir vu le leurre ou rapporté de proie,
fait dire au fauconnier: «Hélas, je perds mon temps!»
et descend mollement, lui qui montait si vite,
faisant de longs détours et se posant bien loin
du maître mécontent, qui se met en colère,
ainsi nous déposa Géryon tout au fond,
exactement au pied de l'abrupte falaise;
et, sitôt qu'il se vit défait de notre poids,
il partit, plus pressé qu'un trait ne part de l'arc.