sans doute à cet endroit, gardé par la fureur
du monstre que je viens d'obliger à se taire?
Il te faut donc savoir que la dernière fois
où je passai par là, vers le bas de l'Enfer,
la brèche de ce roc était encor fermée.
Mais, si je me souviens, c'était un peu plus tard
que devait arriver Celui qui prit à Dite
tout l'énorme butin du premier de ces cercles [110].
L'immense abîme alors trembla sur ses assises,
de toutes parts, si fort que je crus que le monde
ressentait cet amour qui, selon ce qu'on dit,
changea plus d'une fois l'univers en chaos [111]:
ce fut sans doute alors que cette vieille roche
s'est effondrée, ici comme dans d'autres points.
Regarde maintenant en bas: nous approchons
du fleuve aux flots de sang où sont punis tous ceux
qui contre leur prochain usent de violence.» [112]
Aveugle convoitise et toi, coupable rage
qui nous piques si fort pendant nos brèves vies,
combien tu coûtes cher dans la vie éternelle!
Je vis un grand fossé, comme un arc rebondi
qui semble dessiner un cercle tout entier,
comme venait d'ailleurs de l'expliquer mon guide.
Je vis entre la fosse et le pied de la côte
des centaures trotter, armés d'arcs et de flèches,
tels qu'ils allaient chasser lorsqu'ils étaient au monde.
En nous voyant descendre, ils restèrent sur place,
et bientôt trois d'entre eux sortirent de leurs rangs,
en préparant déjà leurs cordes et leurs arcs.
L'un d'eux cria de loin vers nous: «À quel supplice
venez-vous ici, vous, qui descendez la côte?
Répondez sans bouger, sinon, je vais tirer!»
Mon maître répondit: «Nous allons rendre compte
de tout ce qu'il faudra, quand nous verrons Chiron.
Je vois que ta colère est loin de s'émousser.»
Puis il me fit du coude en disant: «C'est Nessus,
que fit mourir d'amour la belle Déjanire,
et qui sut, malgré tout, venger tout seul sa mort.
Et l'autre qui contemple, au milieu, son poitrail,
est l'illustre Chiron, le professeur d'Achille;
le troisième est Pholus, connu par ses colères [113].
Ils s'en vont par milliers autour de ce fossé
et criblent de leurs traits les âmes qui se lèvent
du sang, un peu plus haut qu'il ne sied à leur crime.»
Nous parvînmes auprès de ces rapides bêtes.
Chiron prit une flèche, et avec son encoche
qui lui servait de peigne, il se grattait la barbe;
Puis, ayant mis enfin à nu l'énorme bouche,
il dit aux compagnons: «Avez-vous remarqué
que le dernier des deux fait bouger ce qu'il touche?
Les pieds des morts font-ils autant de bruit que lui?»
Mais mon guide arrivait tout près de leurs poitrails,
où leur double nature est confondue, et dit:
«C'est un homme vivant, en effet; et il faut
que je le guide, seul, dans la sombre vallée: nécessité l'oblige, et non pas son plaisir.
Quelqu'un [114] interrompit l'alléluia d'en haut
pour venir me commettre à cet étrange office;
et nous ne sommes pas voleurs, ni lui ni moi [115].
Au nom de ce pouvoir qui m'oblige à porter
mes pas sur d'aussi durs et sauvages sentiers,
donne-nous l'un des tiens, qui nous puisse conduire,
qui nous montre l'endroit où l'on franchit le gué,
et qui puisse emporter celui-ci sur sa croupe,
car il n'est pas esprit, pour voler dans les airs.»
À ce discours, Chiron se tourna sur sa droite
pour parler à Nessus: «Va les accompagner;
si quelqu'un vous rencontre, empêche-le de nuire!»
Nous partîmes, suivis de la fidèle escorte,
et longeâmes le bord de ce bouillon vermeil
où cuisaient les esprits, poussant des cris affreux.
De leur nombre, certains plongeaient jusqu'au sourcil,
et le centaure dit: «Ce sont de vils tyrans,
Qui n'ont jamais eu soif que de sang et conquêtes.
C'est ici qu'on punit leurs trop sanglants méfaits;
regardez Alexandre et le cruel Denis
que la Sicile avait si longuement souffert [116].
Cette crinière noire où se cache une tête
est celle d'Ezzelin; et l'autre tête blonde
est celle d'Obizzon d'Esté, que mit à mort
un enfant naturel indigne de ce nom.» [117]
Comme je me tournais vers le poète, il dit:
«Qu'il soit premier ici, je lui cède la place!»
À quelques pas de là s'arrêta le centaure,
près de quelques esprits qui, plongés jusqu'au cou,
semblaient vouloir sortir de ce bouillonnement.
Dans un coin, à l'écart, il nous fit voir une ombre,
nous disant: «Celui-ci perça devant l'autel
le cœur que l'on vénère aux bords de la Tamise.» [118]
Bien d'autres, au-delà, sortaient des flots de sang,
dressant toute la tête, et d'autres tout le buste;
et quelques-uns d'entre eux n'étaient point inconnus.
Le sang semblait pourtant décroître en profondeur,
s'abaissant jusqu'au point de ne cuire qu'aux pieds;
et c'est à cet endroit que nous l'avons franchi.
«Tout comme tu le vois baisser de ce côté,
diminuant toujours ses ondes écumantes,
dit encor le centaure, il est bon de savoir
que de l'autre côté sa profondeur augmente
et s'accroît toujours plus, jusqu'à ce qu'il arrive
à l'endroit où Dieu veut que les tyrans gémissent.
C'est là que la justice à tout jamais punit
cet Attila qui fut le fléau de la terre
et Pyrrhus et Sextus [119], et fait jaillir sans cesse
les larmes que produit ce même châtiment
à Renier de Comète et à Renier Pazzo [120],
qui troublèrent si fort la paix des grands chemins.»
Puis, en se retournant, il nous passa le gué.