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Le garde empoigna son fusil: la réponse lui semblait louche, sans doute.

«Avec la permission de qui? demanda-t-il.

– Des Quatre Saints», répondit Ferrier.

Sa connaissance des Mormons lui avait appris que c’était la meilleure autorité qu’il pût invoquer.

«Neuf à sept! cria le garde.

– Sept à cinq! répondit aussitôt Jefferson qui se rappela le mot de passe entendu dans le jardin.

– Passez, et que le Seigneur soit avec vous! dit la voix d’en haut.

En se retournant, ils virent la sentinelle appuyée sur son fusil. Ils avaient franchi le dernier poste du peuple élu: la liberté devant eux!

Chapitre XII Les Anges Vengeurs

Ils passèrent la nuit à franchir une succession d’inextricables défilés et de sentiers tortueux jonchés de pierres. Ils s’égarèrent plusieurs fois, mais, grâce à l’expérience de Hope, ils retrouvèrent leur chemin. Au lever du jour, un spectacle aussi merveilleux que sauvage, s’offrit à leurs yeux. De toutes parts, des pics altiers couverts de neige les enserraient; chacun d’eux regardait, comme par-dessus l’épaule d’un autre, l’horizon lointain. Les mélèzes et les pins qui poussaient à leurs flancs presque verticaux semblaient suspendus au-dessus du col: il aurait suffi du moindre souffle de vent pour les y précipiter! Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une pure illusion: l’aride vallée était encombrée d’arbres et de grosses pierres qui y avaient roulé. Une fois, sur leur passage, une énorme roche dégringola avec un bruit de tonnerre qui réveilla les échos dans les gorges silencieuses, et fit partir au galop les chevaux harassés.

Le soleil se leva lentement à l’orient; les pics s’allumèrent, l’un après l’autre, comme les lanternes d’une fête; à la fin, ils resplendirent tous. Ce magnifique panorama réchauffa le cœur des trois fugitifs et leur donna une nouvelle énergie. A un torrent fougueux qui dévalait d’un ravin, ils firent une halte; et, tandis que leurs chevaux s’y abreuvaient, ils prirent un repas hâtif. Lucy et son père auraient volontiers prolongé cette pause, mais Jefferson Hope ne l’entendit pas ainsi. «En ce moment, dit-il, nos ennemis sont à nos trousses. Tout dépend encore de notre rapidité. Une fois hors de leur atteinte à Carson, nous pourrons nous reposer le reste de notre vie.»

Ils poursuivirent leur route. Entre eux et leurs ennemis, d’après le calcul qu’ils firent ce soir-là, ils avaient mis une quarantaine de kilomètres. A la base d’un rocher en surplomb abrité du vent glacial qui soufflait, serrés l’un contre l’autre, ils purent goûter quelques heures de sommeil. Avant l’aube, toutefois, ils s’étaient remis en marche. Jefferson Hope commençait à croire qu’ils avaient enfin échappé à la terrible société qu’ils avaient défiée. Quelle erreur! La main de fer allait bientôt se refermer sur eux et les broyer.

Vers le milieu du second jour, les provisions manquèrent. Le chasseur ne s’en inquiéta guère: les montagnes étaient giboyeuses et lui-même avait souvent vécu de chasse. Sous un enfoncement, il fit un feu de branches sèches autour duquel ils se réchauffèrent; l’air était vif à dix-huit cents mètre d’altitude! Il attacha les chevaux, fit ses adieux à Lucy, puis, le fusil sur l’épaule, il partit en quête de gibier. Ayant tourné la tête, il vit le vieil homme et la jeune fille penchés au-dessus du brasier; les chevaux et la mule se tenaient immobiles à l’arrière-plan.

D’un ravin à l’autre, il marcha quelques trois kilomètres sans rien trouver. Cependant, d’après des traces sur l’écorce des arbres et quelques autres indices, de nombreux ours devaient se trouver dans le voisinage. Après trois heures de recherches, étant bredouille, il songea à rebrousser chemin. Alors, il regarda en l’air et tressaillit de joie: à cent mètres au-dessus de lui, au bord d’une corniche, se tenait une espèce de mouton aux cornes gigantesques: à proprement parler, un mouton des montagnes Rocheuses. La bête gardait sans doute un troupeau qu’il ne voyait pas. Par bonheur, elle lui tournait le dos; elle n’avait pas flairé sa présence. Il se coucha à plat ventre, il appuya son fusil sur une pierre et il visa longuement avant de presser la détente. L’anima fit un bond; il chancela un instant au bord u précipice, puis il tomba au fond de la vallée.

Il n’avait pas la force d’emporter le mouton; il se contenta de couper une hanche et une partie du flanc. Il chargea ce trophée sur son épaule et revint sur ses pas en toute hâte: la nuit était proche. Il se rendit bientôt compte de la difficulté du retour. Dans son ardeur, il s’était beaucoup éloigné des ravins qu’il connaissait. La vallée où il se trouvait se divisait et se subdivisait en plusieurs gorges indistinctes. Il s’engagea dans l’une d’elles; un kilomètre plus loin, il découvrit un torrent qu’il n’avait jamais vu auparavant: il avait fait fausse route. Il retourna en arrière; il essaya une autre gorge; même insuccès. La nuit tomba tout d’un coup. Il faisait presque noir quand il retrouva son chemin. Même alors, c’était encore une affaire que de ne pas s’en écarter: dans ce défilé encaissé, l’obscurité était profonde et la lune n’avait pas fait son apparition. Fourbu à la suite de ses efforts et pliant sous son fardeau, il avançait en trébuchant! Pour s’encourager, il se disait que chaque pas le rapprochait de Lucy, et qu’il apportait de quoi la nourrir jusqu’à la fin du voyage.

Il était parvenu à l’entrée du défilé où il les avait laissés. Malgré l’obscurité, il reconnaissait les escarpements qui le bordaient. Ils devaient, pensait-il, l’attendre anxieusement: son absence avait duré presque cinq heures. Pour leur annoncer son retour, il mit ses mains en porte-voix et fit répéter à l’écho un sonore cri d’appel. Il fit une pause et prêta l’oreille. Pas de réponse, rien que son propre cri qui, maintes et maintes fois, lui revint du fond des mornes ravins solitaires. Il cria de nouveau, encore plus fort. Ses amis, qu’il avait quittés tout à l’heure, demeurèrent silencieux. Une crainte vague, indéfinissable s’empara de lui. Il se prit à courir comme un fou. Dans sa panique, il laissa tomber la précieuse nourriture.

Après le dernier détour, il aperçut l’endroit où il avait allumé un feu. Il couvait encore sous un tas de cendres; de toute évidence, on ne l’avait pas entretenu depuis son départ. Un silence effrayant régnait toujours partout à la ronde. Craignant le pire, il se précipita en avant. Il n’y avait, près des braises, aucun être vivant: le vieillard, la jeune fille, les bêtes, tout avait disparu. Hope devina tout de suite que, pendant son absence, une catastrophe était intervenue, une catastrophe qui s’était abattue sans laisser aucune trace.

Étourdi par ce coup du sort, il eut le vertige; il dut s’appuyer sur son fusil pour ne pas tomber. Mais c’était par définition un homme d’action: il surmonta vite ce moment de défaillance. Il saisit un morceau de bois à demi consumé, il souffla dessus et s’en servit ensuite comme d’une torche pour examiner le petit camp. Alors il vit sur le sol les traces de nombreux chevaux. Une troupe de cavaliers avait surpris les fugitifs et, d’après la direction des empreintes, elle avait ensuite regagné Salt Lake City. Avaient-ils emmené le père et la fille? Jefferson Hope en était presque persuadé lorsque ses regards tombèrent sur un objet qui le fit sursauter: un tas de terre rougeâtre, peu élevé, à quelques pas du camp. Ce ne pouvait être qu’une tombe nouvellement creusée. On y avait planté un bâton et on y avait fixé un morceau de papier. L’inscription était brève, mais précise:

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