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Le cri des oiseaux réveilla les deux dormeurs. Ils regardèrent autour d’eux avec stupéfaction. L’homme se leva en chancelant pour contempler la plaine, qu’il avait vue si déserte avant de s’endormir et qui était maintenant traversée par l’énorme défilé de gens et de bêtes. Il eut une expression d’incrédulité et il passa sa main osseuse sur ses yeux. «C’est ce qu’on appelle le délire, je pense», murmura-t-il. La petite se serrait contre lui, tenant un pan de son veston; elle ne disait rien, mais elle regardait autour d’elle avec cet air émerveillé et questionneur des enfants.

Ils ne doutèrent bientôt plus de la réalité de leur vision. L’un des sauveteurs saisit la petite fille et la hissa sur son épaule; deux autres soutinrent son compagnon décharné jusqu’aux chariots.

«Je me nomme John Ferrier, expliqua-t-il. Moi et cette petite, nous sommes les seuls survivants d’un groupe de vingt et une personnes; tous les autres sont morts de soif et de faim, là-bas, dans le Sud.

– Est-elle à vous? demanda quelqu’un

– Maintenant, oui! s’écria Ferrier avec défi. Elle m’appartient, parce que je l’ai sauvée. Personne ne pourra me la prendre! A partir d’aujourd’hui, elle s’appelle Lucy Ferrier. Mais qui êtes-vous? s’enquit-il en regardant avec curiosité ses sauveteurs robustes et brunis par le soleil. Vous êtes en nombre!

– A peu près dix mille, dit l’un des jeunes. Nous sommes les enfants persécutés de Dieu, les élus de l’ange Mérona.

– Je n’ai jamais entendu parler de lui, dit Ferrier. Mais il a une belle quantité d’élus!

– Ne plaisantez pas avec les choses sacrées! répliqua l’autre en fronçant les sourcils. Nous sommes de ceux qui croient aux écritures saintes gravées en lettres égyptiennes sur des plaques d’or martelé qui ont été remises au très saint Joseph Smith, à Palmyre. Nous venons de Mauvoo, dans l’État de l’Illinois, où nous avions édifié notre temple. Nous cherchons un refuge, loin des hommes violents et impies; et, s’il le faut, nous irons jusqu’au fond du désert.

– J’y suis», dit Ferrier.

Le nom de Mauvoo lui avait rafraîchi la mémoire.

«Vous êtes les Mormons.

– Nous sommes les Mormons, répondirent en chœur ses compagnons.

– Et où allez-vous?

– Nous l’ignorons. La main de Dieu nous guide en la personne de son prophète. Il faut que vous vous présentiez devant lui. Il décidera de votre sort.»

Ils avaient atteint le pied de la colline. Une troupe de pèlerins les entoura: des femmes au visage pâle, à l’air soumis; des enfants vigoureux, rieurs; des hommes au regard inquiet mais sérieux. De surprise ou de pitié, ils s’exclamèrent à l’envi en considérant les deux étrangers, l’un si misérable et l’autre si jeune. Leur escorte s’arrêta devant un chariot d’un faste voyant. Il était attelé de six chevaux, alors que les autres n’en avaient que deux, quatre au plus. A ôté du conducteur était assis un homme qui ne paraissait pas avoir plus de trente ans; mais sa tête massive, son air résolu étaient ceux d’un chef. Il lisait un livre à couverture brune, qu’il mit de côté à l’approche de la foule. Il écouta le récit qui lui fut fait, puis il se tourna vers les deux rescapés.

«Si nous vous prenons avec nous, dit-il avec gravité, ce ne peut être qu’en tant que nouveaux adeptes de nos croyances. Nous ne voulons pas de loups dans notre bercail. Si vous deviez être parmi nous comme le ver dans le fruit, il vaudrait mieux laisser blanchir vos os dans le désert. Acceptez-vous nos conditions?

– M’est avis que je vous suivrai à n’importe quelle condition!» dit Ferrier avec une telle énergie que les graves anciens ne purent réprimer un sourire. Le chef resta impassible.

«Emmenez-le, frère Stangerson, dit-il. Donnez-lui à boire et à manger, occupez-vous de l’enfant. Vous aurez la tâche de lui apprendre notre sainte croyance. Nous avons assez tardé. En route! A Sion! A Sion!

– A Sion! En avant!» crièrent les Mormons.

Ces mots passèrent de bouche en bouche et se perdirent au loin dans un murmure confus. Il y eut des claquements de fouets et des grincements de roues. La caravane s’ébranla. De nouveau elle ondula dans le désert. Le frère Stangerson conduisit les rescapés à son chariot. Un repas les y attendait.

«Restez ici et reposez-vous! dit-il. Dans quelques jours, vous serez remis de vos fatigues. En attendant, rappelez-vous que notre religion est désormais la vôtre. Brigham Young l’a dit, et il a parlé avec la voix de Joseph Smith, qui est celle de Dieu.»

Chapitre IX La fleur de l’Utah

Ce n’est pas le lieu de rappeler les épreuves et les privations que subirent les fugitifs mormons avant de parvenir à leur port de salut. Depuis les rives du Mississippi jusqu’au versant occidental des montagnes Rocheuses, ils avaient lutté avec une constance presque sans pareille dans l’histoire. Leur ténacité anglo-saxonne avait surmonté tous les obstacles que la nature avait suscités sur leur chemin: l’Indien, la bête féroce, la faim, la soif, la fatigue et la maladie. Cependant leurs longues pérégrinations et les terreurs qu’ils durent vaincre avaient ébranlé le courage des plus vaillants. Tous s’agenouillèrent pour rendre grâce, du fond du cœur, quand ils virent à leurs pieds la grande vallée de l’Utah ensoleillée, et qu’ils apprirent de la bouche de leur chef que c’était la terre promise: tout cet espace vierge leur appartiendrait à jamais.

Young se montra vite un administrateur avisé autant qu’un chef résolu. On dessina le plan de la cité future. On partagea les fermes des environs proportionnellement à l’importance de chaque individu. On rendit le commerçant à son négoce, et l’artisan à son métier. Des rues et des places apparurent comme par magie dans l’enceinte réservée à la ville et, à la campagne, on draina, on planta des haies, on déboisa, on ensemença; l’été suivant la terre fut entièrement dorée par les blés. Cette colonie étrange connut une prospérité générale. Le temple, érigé au milieu de la ville, s’agrandit sans cesse. Ce sanctuaire élevé à Celui qui avait guidé les Mormons et qui les avait préservés de tant de dangers, résonnait, du matin au soir, du bruit des marteaux et du grincement des scies.

John Ferrier et la petite fille qu’il avait adoptée suivirent les Mormons jusqu’au bout. La petite Lucy voyagea assez agréablement dans le chariot de Stangerson l’ancien, en compagnie des trois épouses du Mormon et de son fils, garçon volontaire et hardi, âgé de douze ans. La souplesse de l’enfance lui permit de se remettre du choc causé par la mort de sa mère et Lucy devint le chouchou des bonnes femmes. La vie en roulotte la conquit. De son côté, Ferrier se révéla, une fois rétabli, un guide précieux et un chasseur infatigable.

Il gagna rapidement l’estime de ses nouveaux compagnons. Aussi, au terme du voyage convint-on à l’unanimité de lui attribuer un lot de terrain égal à celui de chacun des autres, à l’exception des quatre principaux anciens: Young, Stangerson, Kimball et Drebber.

John Ferrier bâtit sur son terrain une solide maison de bois qui devint, avec les années, par agrandissements successifs, une villa spacieuse. C’était un homme pratique: âpre au gain et habile de ses dix doigts. Lové à une santé de fer, il consacra toutes ses journées à amender et à cultiver ses terres. Sa ferme et ses biens prospérèrent. Au bout de trois ans, il était déjà mieux parti que ses voisins; trois ans plus tard, c’était un homme aisé; trois autres années encore et il était devenu riche. Enfin, douze ans après son établissement, il n’y avait pas, dans tout Salt Lake City, six hommes aussi fortunés que lui. De la grande mer intérieure aux lointaines montagnes de Wahsa, aucun nom n’était plus avantageusement connu que celui de John Ferrier.

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