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– Comment était-il vêtu?

– Il avait un pardessus brun.

– Et un fouet à la main?

– Un fouet?… Non.

– Il l’avait sans doute laissé, murmura mon compagnon. Ensuite, vous n’avez pas par hasard vu et entendu un fiacre?

– Non.

– Prenez ce demi-souverain, dit Holmes en se levant. Je crains fort, John Rance, que vous n’ayez jamais d’avancement dans la police. Votre tête ne devrait pas vous servir seulement d’ornement. Vous auriez pu gagner les galons de sergent, la nuit dernière. L’homme que vous avez tenu entre vos mains est celui que nous recherchons; c’est lui qui tient la clef du mystère. Inutile de discuter; c’est ainsi. Partons, docteur!»

Nous laissâmes notre informateur incrédule, mais évidemment mal à l’aise.

«L’imbécile! dit Holmes avec amertume, pendant que le fiacre nous ramenait chez nous. Dire qu’il a eu une pareille chance et qu’il n’en a pas profité!

– Je ne vois pas encore clair, dis-je. Le signalement de l’ivrogne concorde bien avec l’idée que vous vous faisiez du meurtrier. Mais pourquoi serait-il retourné sur les lieux de son crime? Ce n’est pas l’habitude des criminels.

– La bague, mon ami, la bague! Voilà ce qu’il revenait chercher. S’il n’y a pas d’autre moyen de l’attraper, nous pourrons toujours appâter notre hameçon avec la bague. Je tiens mon homme, docteur! Je parierais deux contre un que je le tiens! Il faut que je vous remercie. Sans vous, je ne me serais peut-être pas dérangé et j’aurais manqué la plus belle étude de ma vie. Une étude en rouge, n’est-ce pas? Pourquoi n’utiliserions-nous pas un peu l’argot d’atelier? Le fil rouge du meurtre se mêle à l’écheveau incolore de la vie. Notre affaire est de le débrouiller, de l’isoler et de l’exposer dans toutes ses parties. Et maintenant, à table! Et ensuite, Norman Neruda! Ses attaques et son coup d’archet sont magnifiques. Quelle est donc la petite chose de Chopin qu’elle joue si admirablement? Tra la la lira lira la.»

Le limier amateur s’affala sur la banquette et se mit à chanter comme une alouette, tandis que je méditais sur la complexité de l’esprit humain.

Chapitre V Notre annonce nous amène une visiteuse

Cet après-midi là, j’étais à plat: les fatigues de la matinée avaient été excessives pour ma santé débile. Quand Holmes fut parti, je m’allongeai sur le canapé. J’essayai de dormir quelques heures, mais je n’y parvins pas. Tous ces événements m’avaient surexcité. Les fantaisies et les conjectures les plus folles l’emplissaient. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais le visage simiesque et tourmenté du cadavre. Il m’avait fait une impression des plus sinistres. J’éprouvais presque de la reconnaissance envers celui qui l’avait expédié! Si jamais face humaine exprima le vice dans toute sa malice, ce fut bien celle d’Enoch J. Drebber de Cleveland!… Ce qui ne m’empêchait pas d’admettre qu’il fallait bien que justice se fît. La dépravation de la victime ne constitue pas une excuse aux yeux de la loi.

L’homme, suivant l’hypothèse de mon compagnon, avait été empoisonné; mais plus j’y réfléchissais, plus elle m’apparaissait invraisemblable. Pourtant, je le savais, elle reposait sur une observation: Holmes avait flairé les lèvres du cadavre… Et puis, quelle pouvait être la cause de la mort, sinon le poison? Il n’y avait pas trace de blessure ni de strangulation. Mais d’autre part, ce sang qui avait éclaboussé le parquet de qui provenait-il? Il n’y avait pas d’indice de lutte; et, la victime, pour blesser son agresseur, ne disposait d’aucune arme. Tant que ces questions demeureraient sans réponse, nous aurions peine à nous endormir, Holmes et moi! Son air tranquille m’avait donné à penser qu’il avait trouvé une explication cadrant avec tout. Mais laquelle? Je n’arrivais pas à la deviner.

Son absence se prolongea. Le concert n’avait sûrement pas pu le retenir si longtemps. Quand il rentra, le dîner était servi.

«C’était magnifique! dit-il en prenant place à table. Vous vous rappelez ce que Darwin dit de la musique? Il prétend que, chez les hommes, la faculté de la produire et de l’apprécier a précédé de beaucoup la parole. C’est peut-être pour cela que l’influence qu’elle exerce sur nous est si profonde. Les premiers siècles de la préhistoire ont laissé dans nos âmes de vagues souvenirs.

– Voilà une idée bien vaste! dis-je.

– Nos idées doivent être aussi vaste que la nature pour pouvoir en rendre compte, répondit-il. Mais qu’est-ce que vous avez? Vous ne semblez pas être dans votre assiette. Cette histoire de Lauriston Gardens vous a bouleversé?

– Oui, je l’avoue! dis-je. Mes expériences dans l’Afghanistan auraient dû m’endurcir davantage. J’ai vu mes propres camarades taillés en pièces sans perdre mon sang-froid.

– Je comprends cela. Il y a dans cette affaire un mystère qui met l’imagination en branle. L’horreur ne va pas sans l’imagination. Avez-vous lu les journaux du soir?

– Non.

– Ils rendent assez bien compte de l’affaire. Mais tous omettent de parler de la bague. C’est tant mieux.

– Comment cela?

– Jetez un coup d’œil sur cet avis, répondit-il. Je l’ai envoyé à tous les journaux, ce matin.»

Il me passa le journal par-dessus la table et je regardai à la place indiquée. C’était la première annonce dans la colonne «Objets trouvés». Elle était conçue en ces termes: «Ce matin, à Brixton Road, on a trouvé une alliance en or uni, sur la chaussée entre la taverne du Cerf Blanc et Holland Grove. S’adresser au docteur Watson, 221 b, Baker Street, entre huit et neuf heures du soir.»

«Je m’excuse de m’être servi de votre nom, dit-il. Si j’avais donné le mien, quelques-uns de ces lourdauds l’auraient reconnu et ils auraient voulu se mêler de mes affaires.

– Vous avez bien fait! répondis-je. Mais je n’ai pas d’alliance: pour peu que quelqu’un vienne…

– Pardon! vous en avez une, fit-il en me remettant une bague. Celle-ci fera très bien l’affaire. C’est presque un fac-similé.

– Et qui cet avis nous amènera-t-il?

– Parbleu, l’homme au vêtement brun, notre ami aux joues rubicondes et aux talons carrés! S’il ne se présente pas en personne, il enverra un complice.

– Cette démarche ne lui semblera-t-elle pas trop compromettante?

– A mon avis, pas. Si mes suppositions sont justes, et j’ai tout lieu de le croire, cet homme risquera tout pour récupérer la bague. Pour moi, il l’a perdue en se penchant sur le cadavre de Drebber. Sur le coup, il ne s’en est pas aperçu. C’est après avoir quitté la maison qu’il a constaté sa disparition. Alors, il est revenu sur ses pas, en toute hâte! Mais, par sa propre faute, parce qu’il avait laissé la bougie allumée, la police était déjà sur les lieux. Il simula l’ivresse pour écarter les soupçons qu’aurait pu faire naître son apparition à la grille. Maintenant, mettez-vous à la place de cet homme. Après réflexion, il doit s’être dit qu’il a peut-être perdu la bague dehors, sur la route. Alors que faire? Parcourir avec empressement les journaux du soir pour voir si la bague se trouve au nombre des objets trouvés. Naturellement, mon avis lui saute aux yeux. Il exulte. Pourquoi soupçonnerait-il un piège? Il ne peut imaginer que le docteur Watson établisse un rapport entre la bague et le meurtre. Il viendra. Il vient. Vous le verrez dans une heure.

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