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Un soir d’été, il arriva au triple galop. Lucy, qui se trouvait à la porte, marcha au devant de lui. Il jeta la bride sur la clôture et s’engagea dans l’allée.

«Je pars, Lucy, dit-il en lui prenant les deux mains et en la regardant avec tendresse. Je ne vous demande pas de m’accompagner cette fois-ci. Mais quand je serai de retour, consentirez-vous à devenir ma femme?

– Quand reviendrez-vous?» s’enquit-elle.

Elle rougissait et elle riait tout ensemble.

«Je reviendrai vous chercher dans deux mois. Dans l’intervalle, tout ce qui nous séparera, c’est la distance.

– Et papa? demanda-t-elle.

– Il me donne son consentement si mon affaire de mines réussit. Je n’ai pas de crainte à ce sujet.

– Si vous avez tout arrangé avec papa, je n’ai plus rien à dire! murmura-t-elle, la joue contre la large poitrine du jeune homme.

– Dieu soit loué!» fit-il d’une voix étranglée.

Il se pencha et l’embrassa.

«Alors c’est convenu?… Si je m’attarde, je ne pourrai plus m’en aller. Les camarades m’attendent au cañon. Adieu, ma chérie, adieu. Dans deux mois!…»

Il s’arracha de ses bras, sauta sur son cheval et piqua des deux, sans détourner la tête. Lucy le suivit des yeux jusqu’au moment où il disparut, puis elle quitta la grille pour rentrer chez elle. Elle était la plus heureuse fille de l’Utah!

Chapitre X John Ferrier s’entretient avec le prophète

Trois semaines s’étaient écoulées depuis que Jefferson Hope et ses compagnons avaient quitté Salt Lake City. Le cœur de John Ferrier supportait mal la pensée que le jeune homme reviendrait: car il perdrait alors sa fille adoptive. Cependant le visage radieux de Lucy lui fit accepter cette éventualité mieux que n’aurait pu le faire toute autre considération. Cet homme entêté s’était d’ailleurs promis de ne jamais marier sa fille à un Mormon: une seule union ne lui semblait pas un mariage, mais une honte et un déshonneur. Sur ce point, il était inébranlable, quelle que fût son opinion sur le reste de la doctrine mormone. Il ne s’en ouvrait à personne: à cette époque, il ne faisait pas bon émettre une idée non orthodoxe dans le Pays des Saints! A telle enseigne que même les plus saints osaient à peine chuchoter tout bas ce qu’ils pensaient sur la religion: une parole tombée de leurs lèvres pouvait attirer sur eux un prompt châtiment si elle était interprétée à contresens. Les victimes de la persécution étaient, à leur tour, devenues des persécuteurs de la pire espèce. Ni l’Inquisition espagnole, ni la Wehmgericht allemande, ni les sociétés secrètes d’Italie ne mirent en marche machine plus redoutable que celle qui assombrit jadis l’État de l’Utah.

Ce qui rendait plus terrible cette organisation, c’était son invisibilité et le mystère qui l’entourait. Elle semblait omnisciente et omnipotente; et cependant, on ne pouvait ni la voir ni l’entendre. L’homme qui résistait à l’Église disparaissait sans laisser de trace. En vain sa femme et ses enfants l’attendaient: il ne revenait pas dire comment ses juges secrets l’avaient traité. Lâchait-on un mot, commettait-on une imprudence? on était anéanti. Et les colons ne connaissaient pas la nature de cette puissance terrible dont ils sentaient constamment la menace suspendue sur leur tête! Leur vie n’était que crainte et tremblement. Même isolés au fond du désert, ils n’osaient murmurer les doutes qui les accablaient.

Au début, ce pouvoir ne s’exerça que sur les récalcitrants qui, après avoir embrassé la foi des Mormons, tentèrent ensuite de la réformer ou de l’abandonner. Mais bientôt il étendit le champ de son activité. La polygamie menaça de devenir lettre morte: on manquait de femmes. D’étranges rumeurs commencèrent à circuler; il y était question d’immigrants assassinés et de camps pillés en des régions où l’on n’avait jamais vu d’Indiens. Dans les harems des anciens, on voyait de nouvelles femmes, éplorées et languissantes; elles portaient sur leur visage le reflet d’une atrocité inoubliable. Des voyageurs surpris par la nuit dans les montagnes avaient vu se glisser dans l’ombre des bandes d’hommes armés et masqués. Ces racontars se précisèrent, se confirmèrent. A la fin un nom résuma tout: les Anges Vengeurs. C’est encore un nom sinistre et de mauvais augure dans les ranches solitaires de l’Ouest.

La peur que cette organisation inspirait aux hommes s’accrut au lieu de diminuer quand ils la connurent mieux. On ne savait rien de ses membres. Les noms de ceux qui, sous prétexte de religion, se livraient à des actes de violence, étaient soigneusement tenus secrets. L’ami auquel vous communiquiez vos soupçons sur le Prophète et sa mission pouvait être de ceux qui viendraient la nuit vous infliger, par le feu, un terrible châtiment. Chacun se méfiait de son voisin. Chacun taisait ce qu’il avait le plus à cœur.

Un beau matin, comme John Ferrier s’apprêtait à partir pour ses champs de blé, il entendit ouvrir la grille. Il regarda par la fenêtre et vit dans l’allée un homme trapu, d’âge moyen, les cheveux d’un blond roux. Son sang ne fit qu’un tour: le visiteur inattendu n’était autre que le grand Brigham Young en personne. Tremblant de tous ses membres – cette apparition ne présageait rien de bon -, il courut à la porte pour accueillir le chef des Mormons. Celui-ci reçut froidement les salutations de son hôte et il le suivit dans le salon sans quitter son air sévère.

«Frère Ferrier, dit-il en approchant une chaise et en le regardant en dessous, les adeptes de la vraie foi vous ont traité comme un frère. Nous vous avons recueilli quand vous étiez sur le point de mourir de faim dans le désert. Nous avons partagé notre nourriture avec vous. Nous vous avons conduit sain et sauf à cette Vallée choisie. Nous vous avons donné une bonne part de terre et nous vous avons permis de faire fortune sous notre protection. Ai-je dit vrai?

– Tout à fait! répondit John Ferrier.

– Nous vous avons demandé en retour une seule chose: embrasser la vraie foi et y conformer votre vie. Vous nous avez promis de le faire, mais, si la rumeur publique ne m’abuse, vous avez manqué à votre parole.

– Mais en quoi? demanda Ferrier en levant les bras en signe de protestation. N’ai-je pas donné à la caisse commune? Est-ce que je n’ai pas assisté régulièrement aux offices? Est-ce que je n’ai pas…

– Où sont vos épouses? demanda Young en regardant autour de lui. Faites-les venir, que je les salue.

– Je ne me suis pas marié, je l’avoue, répondit Ferrier. Les femmes étaient rares. Et il y avait beaucoup de partis plus avantageux. Du reste, je n’étais pas seul. Ma fille avait soin de moi.

– C’est de cette fille que je voudrais vous parler, dit le chef des Mormons. En grandissant, elle est devenue la fleur de l’Utah. Plusieurs de nos anciens la regardent d’un bon œil.»

John étouffa une plainte.

«A son sujet, continua Young, on raconte des histoires auxquelles je ne veux ajouter foi. On dit qu’elle est promise à un Gentil. Ce ne peut être là qu’un commérage. Quel est le treizième article du code du saint Joseph Smith? «Que chaque fille de la vraie foi épouse un des élus, car, si elle épouse un Gentil, elle commet un péché grave.» Vous qui faites profession de notre sainte croyance, vous ne laisseriez pas votre fille agir à l’encontre.»

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