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«Je n’ai plus grand-chose à dire… Heureusement, parce que je suis à bout! Pour retourner en Amérique, il me fallait un peu d’argent. J’ai continué mon métier de cocher. Tout à l’heure, j’étais dans la cour, un gamin tout déguenillé est venu me dire qu’un monsieur habitant au numéro 221 b, de Baker Street réclamait une voiture. Sans rien soupçonner, je m’y suis rendu. Pas le temps de dire ouf! Ce jeune homme m’avait déjà passé les menottes… Voilà toute mon histoire, messieurs! Vous pouvez me prendre pour un meurtrier; moi, je soutiens que je suis, tout comme vous, un justicier.»

Nous avions écouté en silence ce récit bouleversant. Les détectives officiels, tout blasés qu’ils fussent, avaient suivi avec un intérêt visible la confession de Jefferson Hope. Un silence tomba, troublé seulement par le crayon de Lestrade qui prenait ses dernières notes en sténo.

«Quelque chose encore, dit à la fin Sherlock Holmes. Qui était votre complice, cet homme qui est venu réclamer la bague après l’annonce passée dans les journaux?»

Avec un clin d’œil, le prisonnier réplique:

«Je peux révéler mes secrets, mais je ne voudrais pas causer d’ennui à d’autres. J’ai lu votre annonce; j’étais perplexe. S’agissait-il d’un piège ou bien aviez-vous véritablement trouvé l’alliance? Mon ami eut l’obligeance d’aller voir. Avouez qu’il a rempli sa mission avec adresse?

– Tout à fait de votre avis! reconnut franchement Holmes.

– A présent, messieurs, déclara solennellement l’inspecteur, il faut se conformer au règlement. Jeudi prochain, le prisonnier comparaîtra devant les juges. Votre présence sera requise. D’ici là, je suis responsable de cet homme.»

Il sonna. Sur son ordre, deux gardiens emmenèrent Jefferson Hope. Holmes et moi quittâmes le poste. Un fiacre nous ramena à Baker Street.

Chapitre XIV Conclusion

Nous avions tous été assignés à comparaître devant les juges, le jeudi suivant; mais, quand ce jour arriva, ils n’avaient plus besoin de notre témoignage: un juge supérieur avait pris l’affaire en main. Jefferson Hope avait été appelé devant un tribunal où justice lui aura été pleinement rendue. Son anévrisme se rompit dans la nuit qui succéda à son arrestation; on le trouva étendu sur le pavé de sa cellule; son visage conservait un calme sourire, comme si, au moment de sa mort, il avait pu constater que sa vie n’avait pas été inutile, et que sa tâche avait été accomplie.

«Gregson et Lestrade vont être fous de rage, avec cette mort! me dit Holmes, le lendemain matin. Quelle publicité ils perdent là!

– Il me semble pourtant que, dans cette affaire, ils n’ont pas fait grand-chose! répondis-je.

– Ce que vous faites n’a pas d’importance aux yeux du public, repartit mon compagnon avec amertume. Ce qui compte, c’est ce que vous lui faites croire!… Tant pis d’ailleurs! reprit-il sur un ton de meilleure humeur, après un moment de silence. Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer cette enquête. Le cas était des plus intéressants. Tout simple qu’il était, il présentait beaucoup de points instructifs.

– Simple? m’écriai-je.

– Comment le qualifier autrement? demanda Sherlock Holmes en souriant. Il était essentiellement simple; et la preuve, c’est qu’un très petit nombre de déductions faciles m’a permis de prendre le criminel en moins de trois jours.

– C’est vrai!

– Je vous ai déjà expliqué qu’un fait hors de l’ordinaire est plutôt un indice qu’un embarras. Pour résoudre un problème de cette nature, le principal est de savoir raisonner à rebours. C’est un art très utile, qui est peu pratiqué. On le néglige parce que la vie de tous les jours fait appel plus souvent au raisonnement ordinaire. Pour cinquante personnes capables d’un raisonnement synthétique, à peine en est-il une qui sache faire un raisonnement analytique.

– Je ne vous suis pas trop bien, avouai-je.

– J’aurais été surpris du contraire… Voyons, si je peux m’expliquer plus clairement. Je suppose que vous racontiez une série d’événements à un groupe de personnes, et qui vous leur demandiez de vous en dire la suite; elles les repasseront dans leur esprit et la plupart d’entre elles trouveront ce qui en découle Maintenant, le contraire: vous leur donnez d’abord la fin d’une autre série d’événements; combien pourront en inférer la série? Fort peu. C’est cette dernière opération que j’appelle le raisonnement analytique ou le raisonnement à rebours.

– J’ai compris, dis-je.

– Or, dans cette affaire, ce qui était donné, c’était le résultat; il s’agissait d’en inférer le reste. Voici quel a été mon raisonnement. Commençons par le commencement. J’approchai de la maison, comme vous savez à pied, et l’esprit parfaitement libre de tout préjugé. D’abord, naturellement, j’examinai la route. Comme je vous l’ai déjà dit, je découvris la trace d’un fiacre qui avait dû passer la nuit là – l’enquête vérifia ce fait, du reste. Je m’assurai que c’était bel et bien un fiacre et non une voiture de maître par l’étroit écartement des roues: le fiacre londonien est, en général, moins large que le coupé d’un gentleman.

«Je tenais une première donnée. Ensuite, je marchai lentement dans l’allée du jardin. Le sol argileux semblait fait exprès pour retenir les empreintes. Où vous ne voyiez sans doute que de la boue piétinée comme à plaisir, mes yeux exercés interprétaient les moindres marques. Il n’existe pas, dans la science du détective, une branche aussi négligée que l’examen des vestiges. Par bonheur j’ai tant pratiqué cet art qu’il est devenu chez moi une seconde nature. Je remarquai les empreintes profondes des agents de police, mais je distinguai encore celles de deux hommes qui avaient traversé le jardin avant eux. Il était évident qu’ils y avaient passé les premiers: de place en place, leurs pas avaient été effacés par les pas des autres. Ainsi j’établis un second fait d’après lequel les visiteurs nocturnes étaient au nombre de deux, l’un d’une haute stature – calculée sur la longueur des enjambées – et l’autre, vêtu d’une manière fashionable, à en juger par l’empreinte élégante de son soulier.

«Cette dernière déduction se confirma quand j’entrai dans la maison. L’homme coquettement chaussé gisait devant moi. Par conséquent, c’était l’autre, je veux dire le grand, qui avait commis le meurtre, si meurtre il y avait. Le cadavre ne présentait aucun signe de blessure; en revanche, son expression tourmentée laissait croire qu’il avait vu la mort s’approcher: celle d’un homme emporté par une crise cardiaque ou par tout autre cause naturelle ne traduit jamais une semblable agitation. Je flairai les lèvres. Il s’en exhalait une odeur aigrelette; j’en inférai qu’il avait été empoisonné de force. Qu’il l’eut été de force se devinai d’après son visage à la fois haineux et terrifié. C’est par la méthode d’exclusion que j’étais arrivé à ce résultat; en effet, aucune autre hypothèse ne s’ajustait aux faits. D’ailleurs, ne vous imaginez pas que l’idée de faire prendre du poison de force soit bien nouvelle: elle se retrouve dans les annales du crime. Tout toxicologue se rappellera les cas de Dolsky, à Odessa, et de Leturier, à Montpellier.

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