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– Veux-tu dire que nous aussi, nous allons mourir? demanda l’enfant en relevant son visage inondé de larmes.

– Ça m’en a tout l’air.

– Fallait le dire tout de suite! s’écria-t-elle avec un joyeux sourire. Tu m’as fait une peur! Mais, puisque nous allons mourir, nous allons retrouver maman.

– Tu la retrouveras!

– Toi aussi. Je vais lui dire comme tu as été bon. Je parie que maman nous attend à la porte du Ciel avec une grosse cruche pleine d’eau et un tas de galettes de sarrasin toutes chaudes et rôties des deux côtés comme nous les aimons, Bob et moi. Ce sera long encore?

– Je ne sais pas… Pas trop.»

Les yeux de l’homme étaient fixés à l’horizon nord. Sous la voûte bleue du ciel avaient apparu trois petites taches. D’instant en instant, elles grossissaient. Bientôt il put distinguer trois gros oiseaux bruns. Ils décrivirent des cercles au-dessus de leur tête, puis ils se posèrent sur la corniche au-dessus d’eux. C’étaient des busards. La présence de ces vautours de l’ouest présageait la mort.

«Des poules!» s’écria la fillette avec joie en montrant du doigt les oiseaux de mauvais augure.

Elle frappa dans ses mains pour les faire s’envoler.

«Dis, c’est le Bon Dieu qui a fait ce pays?

– Bien sûr! répondit son compagnon, surpris par cette question.

– Il a fait l’Illinois et il a fait le Missouri, mais cette partie-ci, ce doit être un autre qui l’a faite: ce n’est pas si bien que le reste. On a oublié l’eau et les arbres.

– Si tu faisais ta prière? proposa timidement l’homme.

– Ce n’est pas encore la nuit, répondit-elle.

– Ça fait rien. Ce n’est pas tout à fait dans les règles, mais il ne t’en voudra pas pour ça, tu peux être sûre. Répète les prières que tu avais coutume de dire chaque soir dans le chariot quand nous étions dans les plaines.

– Pourquoi tu ne fais pas aussi tes prières? demanda l’enfant, l’air étonné.

– Je les ai oubliées, répondit-il. Je ne les ai pas dites depuis le temps que je n’étais pas plus haut que la moitié de ce fusil. Mais il n’est jamais trop tard. Récite tes prières tout haut, je les redirai après toi.

– Alors tu vas te mettre à genoux, dit-elle en étendant le châle sur le sol. Croise tes doigts comme ceci. On se sent meilleur, les mains jointes.»

Cette scène n’avait nul besoin d’avoir eu des busards comme témoins pour être extraordinaire. Les deux errants, la petite enfant babillant et le rude aventurier, étaient agenouillés côte à côte sur le châle étroit. La frimousse joufflue et le visage anguleux étaient tournés vers le ciel sans nuages pour implorer l’Être terrible avec lequel ils se trouvaient face à face. Deux voix, l’une faible et claire, l’autre grave et rauque, s’unissaient pour demander la grâce et le pardon divins. La prière finie, ils reprirent leur place à l’abri de la grosse pierre. La petite fille blottie contre la large poitrine de son protecteur, s’assoupit. Il veilla sur le sommeil pendant quelque temps. A la fin la nature reprit ses droits: il ne s’était accordé ni repos ni sommeil depuis trois jours et trois nuits; ses paupières descendirent lentement sur ses yeux fatigués et la tête s’inclina de plus en plus sur sa poitrine; la barbe grisonnante se mêla aux cheveux dorés; il s’endormit à son tour, du même sommeil que sa petite compagne, profond et sans rêves.

S’il était resté éveillé une demi-heure de plus, il aurait vu un spectacle inattendu. Au loin, tout à l’extrémité de la plaine salée, à peine distinct du brouillard, un nuage de poussière s’éleva et grandit peu à peu. Seul un grand nombre d’être en mouvement pouvait en soulever un semblable. Il aurait pu s’agir d’un de ces énormes troupeaux de bisons qui broutent les prairies. Mais le lieu était par trop aride pour qu’il en pût être question. Quand le tourbillon de poussière se rapprocha du rocher solitaire où dormaient nos deux voyageurs égarés, il laissa entrevoir des chariots couverts de toile et des cavaliers armés. C’était une grande caravane en route vers l’ouest. Et quelle caravane! Elle se déployait du pied des montagnes jusque par-delà l’horizon. A travers l’immense plaine avançaient en désordre des chariots et des charrettes, des cavaliers et des piétons, d’innombrables femmes qui chancelaient sous leurs fardeaux et des enfants qui trottinaient entre les chariots ou qui regardaient furtivement de dessous les bâches. Ce n’était évidemment pas des émigrants ordinaires! Bien plutôt un peuple nomade contraint par la force des choses à se chercher une nouvelle patrie. L’air résonnait de bruits de pas, de grondements sourds, de hennissements et de grincements de roues. Tout ce tintamarre ne réussit pas à réveiller nos deux dormeurs.

En tête de la colonne chevauchaient une vingtaine d’hommes au visage dur et sévère, vêtus de gros drap et armés de fusils. Parvenus au bas du monticule, ils s’arrêtèrent pour tenir conseil.

«Les sources se trouvent à droite, mes frères, dit l’un d’eux, un homme grisonnant aux lèvres fermes, au visage imberbe.

– Prenons la droite de la Sierra Blanco pour atteindre le Rio Grande, dit un autre.

– Ne craignez pas que l’eau vous manque! cria un troisième. Celui qui a pu la faire jaillir du rocher n’abandonnera pas son peuple élu.

– Amen! Amen!» répondit toute la troupe.

Ils allaient se remettre en route, quand l’un des plus jeunes à la vue perçante poussa un cri; il désigna le monticule. Au sommet flottait quelque chose de rose qui ressortait sur un fond de pierre grise. Ils piquèrent des deux tout en armant leurs fusils; d’autres cavaliers se joignirent à eux. Le nom de «Peaux Rouges» volait de bouche en bouche.

«Il ne peut pas y avoir d’Indiens ici, dit l’homme âgé qui semblait être le chef. Nous avons dépassé les Pawnies et nous ne rencontrerons pas d’autres tribus avant les grandes montagnes.

– Je vais voir, frère Stangerson? demanda quelqu’un de la bande.

– J’irai aussi! J’irai aussi! s’écrièrent une douzaine de voix.

– Descendez de cheval; nous vous attendrons!» répondit l’homme âgé.

Le temps de le dire, et les jeunes gens avaient sauté à terre, attaché leurs chevaux, et ils s’étaient mis à gravir la pente escarpée. Ils avançaient rapidement et sans bruit, avec la confiance et la dextérité d’éclaireurs exercés. D’en bas on les vit sauter de roche en roche, puis leurs silhouettes se découpèrent sous le ciel. Le jeune homme qui avait donné l’alarme marchait en tête. Les autres le virent lever les bras en l’air en signe de surprise et, quand ils le rattrapèrent, ils éprouvèrent la même sensation devant le tableau qui s’offrait à leurs yeux.

Sur le petit plateau qui couronnait la colline se dressait une pierre énorme au pied de laquelle gisait un homme de haute taille, à la barbe longue, aux traits durs, d’une excessive maigreur. Son air calme et sa respiration régulière montraient qu’il dormait profondément. Un petit enfant reposait tout contre lui. Ses bras ronds et blancs entouraient le cou musclé. Sa tête blonde s’appuyait sur le veston de velours. Ses lèvres roses entrouvertes laissaient voir des dents blanches comme la neige et un sourire enjoué se jouait sur ses traits puérils. Ses petites jambes dodues, ses chaussettes blanches et ses souliers propres aux boucles brillantes contrastaient étrangement avec les longs membres desséchés de son compagnon. Sur la corniche du rocher qui surplombait ce couple étrange, se tenaient trois busards solennels qui, à la vue des nouveaux venus, jetèrent un cri rauque et s’envolèrent de mauvaise grâce.

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