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Il se jeta sur le pain et la viande froide qui restaient du repas de son hôte.

«Comment va Lucy? demanda-t-il, sa faim apaisée.

– Bien, répondit Ferrier. Mais elle ne se doute pas du danger que nous courons.

– Tant mieux! La maison est gardée de tous côtés. Voilà pourquoi je suis venu en rampant. Ils sont peut-être malins, mais pas assez pour pincer un chasseur des montagnes de la Nevada.»

John Ferrier se sentait un autre homme. Il saisit la main calleuse de l’ami dévoué et la serra avec force.

«Je suis fier de vous! dit-il. Il n’y en a pas beaucoup qui seraient venus partager notre danger et nos peines.

– Vous l’avez dit! répondit le jeune chasseur. J’ai du respect pour vous, mais, si vous aviez été seul dans cette affaire, j’y aurais regardé à deux fois! C’est pour Lucy que je suis venu. Avant qu’il lui arrive le moindre mal, la famille Hope comptera un membre de moins!

– Qu’allons-nous faire?

– C’est demain le dernier jour. Si vous n’agissez pas cette nuit, vous êtes perdu. Deux chevaux et une mule nous attendent au cañon de l’Aigle. Combien d’argent avez-vous?

– Deux mille dollars en or et cinq mille en billets.

– Cela suffit. J’en ai autant. Il faut nous rendre à Carson City par les montagnes. Faites lever Lucy. C’est une chance que les domestiques ne couchent pas dans la maison.»

Pendant l’absence de Ferrier, Jefferson Hope fit un petit paquet de tout ce qu’il put trouver de comestible et il emplit d’eau une jarre de grès: il s’avait par expérience que, dans les montagnes, les sources sont rares. A peine avait-il terminé ces préparatifs, que le fermier revint avec Lucy tout habillée et prête à partir. Les épanchements entre les amoureux furent tendres, mais brefs: il n’y avait pas une minute à perdre.

«Partons tout de suite! dit Jefferson Hope, de la voix basse mais résolue d’un homme qui a mesuré la grandeur du péril mais qui s’est armé de courage pour l’affronter. Le devant et le derrière de la maison sont surveillés; mais, en faisant bien attention, nous devrions pouvoir nous enfuir par une fenêtre sur le côté et de là à travers champs. Une fois sur la route, nous ne serons plus qu’à trois kilomètres du ravin où nos montures attendent. A l’aube, nous devrions être en pleine montagne.

– Et si on nous arrête?» dit Ferrier.

Hope frappa la crosse du revolver qui gonflait sa tunique.

«S’ils sont trop nombreux, dit-il avec un sourire sinistre, nous en emmènerons deux ou trois avec nous!»

Ils avaient éteint les lumières. De la fenêtre, Ferrier contempla pour la dernière fois ses champs. Il s’était longtemps préparé à en faire le sacrifice. L’honneur et le bonheur de sa fille lui importaient beaucoup plus que sa fortune. Tout respirait une paix profonde: les arbres au bruissement léger et les grands champs de blé silencieux. Le moyen de croire que des meurtriers s’y tenaient tapis à l’affût? Cependant, le visage blême et l’expression figée du jeune chasseur en disaient long sur ce qu’il avait pu observer en s’approchant de la maison.

Ferrier porterait le sac d’or et de billets; Jefferson Hope, les maigres provisions, et Lucy, un petit paquet: ses choses les plus chères. Ils ouvrirent la fenêtre, lentement, doucement; quand un nuage rendit l’obscurité plus complète, ils se glissèrent dans le jardin, l’un après l’autre; tout recroquevillés et retenant leur souffle, d’un pas hésitant ils atteignirent la haie. Ils la longèrent jusqu’à une trouée qui s’ouvrait sur un champ de maïs. Là, le jeune homme saisit le bras de ses compagnons et les fit rentrer dans l’ombre, où ils restèrent muets et tremblants.

Ayant heureusement vécu dans la prairie, Jefferson Hope avait l’oreille très fine. Lui et ses amis venaient de se tapir, quand, à quelques mètres d’eux, se fit entendre le triste ululement d’un hibou, auquel répondit immédiatement un autre un peu plus loin. Au même instant, une ombre déboucha de la trouée et répéta le même signal plaintif. Un deuxième homme surgit.

«Demain à minuit! ordonna le premier. Quand l’engoulevent aura crié trois fois.

– Entendu! dit l’autre. Je préviens frère Drebber?

– Transmets-lui l’ordre. Lui le transmettra aux autres. Neuf à sept?

– Sept à cinq!» répondit l’autre.

Les deux ombres se séparèrent. Les dernières paroles échangées étaient sans doute des mots de passe. Le bruit des pas se perdit au loin.

Jefferson se releva d’un bond. Il aida ses compagnons à passer par la trouée et il les mena à travers champs en courant de toutes ses forces.

«Dépêchez-vous! Dépêchez-vous! les exhortait-il de temps en temps d’une voix entrecoupée. Nous franchissons le cordon de sentinelles. Tout dépend de notre rapidité. Dépêchez-vous!» Il soutint et porta presque la jeune fille hors d’haleine.

Une fois sur la route, ils foncèrent à grandes enjambées. Ils n’aperçurent qu’un seul homme; encore celui-ci ne les reconnut-il pas: ils avaient eu le temps de se cacher dans un champ. Un peu avant la ville, ils prirent un sentier caillouteux qui conduisait aux montagnes. Au-dessus d’eux se dressaient deux pics sombres et dentelés. Le défilé qui les traversait, c’était le cañon de l’Aigle où attendaient les chevaux et la mule. Avec un instinct infaillible, Jefferson Hope se dirigea parmi de grosses pierres, puis le long du lit d’un torrent desséché, vers un endroit retiré derrière des rochers. C’était là qu’il avait attaché les bêtes. La jeune fille s’assit sur la mule et son père qui avait le sac à argent, enfourcha l’un des chevaux. Jefferson Hope ouvrit la marche dans le col escarpé et dangereux.

Chemin effroyable pour quiconque n’était pas habitué aux pires sautes d’humeur de Dame Nature! D’un côté s’élevait sur plus de trois cents mètres le flanc abrupt, noir, morne et menaçant d’une montagne; des colonnes de basalte saillant sur la surface rugueuse ressemblaient aux côtes d’un monstre pétrifié. De l’autre côté, un obstacle infranchissable: un indescriptible chaos de pierres et de débris. Au milieu, le col faisait le lacet; de place en place, il se resserrait: il fallait aller en file indienne; enfin, c’était un chemin tout à fait impraticable sinon pour des cavaliers expérimentés. Néanmoins, malgré toutes les difficultés, les fugitifs se reprenaient à espérer: chaque pas augmentait la distance qui les séparait des despotes qu’ils fuyaient!

Cependant, ils n’étaient pas encore sortis du territoire des Saints; ils en eurent bientôt la preuve. A l’endroit le plus sauvage et le plus désolé du col, la jeune fille poussa un cri de surprise en désignant le sommet du roc qui les dominait: la silhouette d’une sentinelle solitaire se découpait sur le ciel. Le garde fit retentir le ravin silencieux de la sommation militaire:

«Qui vive?

– Des voyageurs en route pour le Nevada», répondit Jefferson Hope en saisissant le fusil qui pendait à sa selle.

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