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«Vous pouvez sortir d’ici de deux manières, continua Ferrier en élevant la voix. Voici la porte et voici la fenêtre. Choisissez!»

Son visage bruni avait pris une expression féroce. Ses mains osseuses firent un geste menaçant. Les deux jeunes gens se levèrent d’un bond et battirent promptement en retraite. Le vieux fermier les suivit jusqu’à la porte.

«Quand vous vous serez mis d’accord, vous me le ferez savoir! dit-il ironiquement.

– Il vous en cuira! s’exclama Stangerson, blême de rage. Vous avez bravé le Prophète et le Conseil des quatre. Vous vous en repentirez jusqu’à la fin de votre vie!

– La main du Seigneur s’appesantira sur vous! hurla le jeune Drebber. Il se lèvera et vous frappera.

– Eh bien, moi, je n’attendrai pas!» rugit Ferrier en colère. Il montait quatre à quatre chercher son fusil; Lucy le retint. Il se dégagea, mais le galop des chevaux l’avertit qu’ils étaient déjà hors d’atteinte.

«Hypocrites! Gredins! lança-t-il en essuyant la sueur de son front. J’aimerais mieux te savoir couchée dans la tombe, ma fille, que dans le lit de l’un d’eux!

– Moi aussi je le préférerais! répondit-elle avec énergie. Mais Jefferson ne tardera pas à arriver.

– Tant mieux! Car je me demande ce qu’ils nous réservent!»

Le père et la fille avaient bien besoin de l’aide d’un allié avisé! Une pareille leçon d’atteinte à l’autorité des anciens ne s’était encore jamais vue dans toute l’histoire de la colonie. Or, si la sanction des fautes mineures était si rigoureuse, quel serait le châtiment d’une telle rébellion? Ferrier savait que sa fortune ne le mettrait pas à couvert: on en avait fait disparaître d’aussi riches et d’aussi notables, et l’Église s’était appropriée leurs biens. Il avait beau être courageux, il tremblait devant le danger indéfinissable qui le menaçait. Braver un danger connu n’était rien, mais cette incertitude ébranlait ses nerfs. Il feignait l’insouciance pour dissimuler ses craintes à Lucy. Mais avec la perspicacité de l’amour filial, Lucy devinait facilement son inquiétude.

Il prévoyait un message, ou une remontrance quelconque de la part de Young. Il ne se trompait pas, bien que le message lui parvînt d’une manière inattendue. Quand il se leva le matin suivant, il trouva, à sa grande surprise, un feuillet épinglé au couvre-lit à la place de sa poitrine. On y avait écrit en caractères gras tout de travers:

«Tu as 29 jours pour t’amender, et ensuite… "

Les points de suspension étaient plus effrayants que la plus effrayante des menaces. John Ferrier se creusa la tête pour savoir comment cet avertissement était venu. Les domestiques couchaient dans une dépendance; il avait vérifié la fermeture des portes et des fenêtres. Il froissa le papier et n’en dit mot à sa fille. Mais l’incident lui avait glacé le cœur. Les vingt-neuf jours, c’était évidemment ce qui restait du mois de réflexion que Young lui avait octroyé. Que pouvaient la force ou le courage contre un ennemi jouissant d’un pouvoir aussi mystérieux? La main qui avait fiché l’épingle aurait tout aussi bien pu le frapper au cœur: le meurtrier serait demeuré inconnu.

Il fut encore tout troublé le lendemain. Il s’apprêtait à prendre son petit déjeuner en compagnie de Lucy, quand celle-ci poussa un cri de surprise et leva le doigt. Au milieu du plafond était griffonné comme au charbon le nombre 28. Lucy n’en comprenait pas la signification et son père ne la lui expliqua pas. Cette nuit-là, armé de son fusil, il monta la garde. Il ne vit ni n’entendit rien. Pourtant, au matin suivant, il trouva le nombre 27 en gros chiffres peints sur l’extérieur de sa porte!

Chaque matin, il trouva ainsi affiché le nombre de jours qui lui restaient sur le mois de grâce; ses ennemis invisibles l’inscrivaient à différents endroits bien en vue, tantôt sur un mur, tantôt sur le parquet, d’autres fois sur de petits placards accrochés à la grille du jardin ou à un barreau de la clôture. Malgré sa vigilance, Ferrier ne pouvait découvrir comment ces avertissements quotidiens lui parvenaient. Rien qu’à les voir, une crainte quasi-superstitieuse le bouleversait. Il devint hagard, agité. Ses yeux avaient le regard angoissé d’un animal traqué. Il gardait un espoir: le jeune chasseur du Nevada.

Le nombre fatal était tombé de 20 à 15, puis de 15 à 10, sans que Jefferson eût donné de ses nouvelles. Les nombres allèrent diminuant, un par un: toujours pas de nouvelles! Chaque fois que le vieux fermier entendait passer un cavalier sur la route ou crier un conducteur après son attelage, il se précipitait à la grille: en vain! Quand il vit le nombre tomber de 5 à 4, puis à 3, le courage et l’espérance désertèrent son cœur. Sans aide, et connaissant mal les montagnes qui entouraient la colonie, comment s’évaderaient-ils? Les routes étaient surveillées d’une manière stricte; personne ne pouvait les utiliser sans une permission du Conseil. Il avait beau chercher, il ne voyait aucun moyen de détourner le coup suspendu sur sa tête. Jamais, cependant, sa résolution ne faiblit: les Mormons n’auraient pas sa fille; il mourrait plutôt!

Un soir, il était seul et réfléchissait. Le matin même, on avait inscrit le chiffre 2 sur un mur. Ce serait ensuite le dernier jour du délai accordé. Qu’adviendrait-il? Son imagination était pleine de visions vagues et terribles. Et sa fille, que ferait-on d’elle quand il ne serait plus là? Comment échapper au filet qui les enveloppait? Comment échapper au filet qui les enveloppait? Il laissa tomber sa tête sur la table et éclata en sanglots.

Soudain il se redressa. Il avait entendu un léger grattement: faible, mais distinct dans le silence de la nuit. Ce bruit était venu de l’extérieur. Ferrier se glissa dans le vestibule et tendit l’oreille. Il y eut une brève pause, puis le bruit faible, insinuant, recommença. De toute évidence, quelqu’un frappait doucement à la porte. S’agissait-il d’un assassin venant à minuit exécuter la sentence du tribunal secret? Ou bien d’un agent marquant le chiffre du dernier jour? Bah, une prompte mort vaudrait encore mieux que cette attente qui lui figerait le sang! Il prit son élan, tira le verrou et ouvrit toute grande la porte.

Dehors, tout était calme et silencieux. La nuit était brillante d’étoiles. Le fermier ne vit personne dans le petit jardin fermé par la clôture et la grille, ni sur la route. Il poussa un soupir de soulagement. Il regarda encore à droite, à gauche, enfin à ses pieds. Quelle ne fut pas sa surprise: un homme était allongé sur le sol, la face contre terre!

Sidéré, Ferrier dû s’appuyer contre le mur et porter la main à sa gorge pour ne pas crier. Sa première pensée fut que l’homme était blessé, peut-être mourant. Mais il le vit ramper sur le sol et entrer dans le vestibule aussi rapidement et silencieusement qu’un serpent. Une fois dans la maison, l’homme se dressa vivement sur ses pieds pour fermer la porte; il se retourna: le visage farouche de Jefferson Hope apparut au fermier.

«Bonté divine! balbutia John Ferrier. Que vous m’avez fait peur! Pourquoi diable êtes vous entré comme ça?

– Donnez-moi à manger, dit l’autre d’une voix éraillée. J’ai été quarante-huit heures sans boire ni manquer.»

24
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