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JOHN FERRIER

Ancien habitant de Salt Lake City.

Mort le 4 août 1860

Le robuste vieil homme, qu’il avait quitté quelques heures auparavant, était donc bien mort! Et c’était là toute son épitaphe… Fébrilement, il chercha une autre tombe; mais il ne trouva rien. Lucy était donc condamnée à faire partie du harem d’un fils d’ancien! Quand le jeune homme eut compris qu’il ne pouvait plus rien empêcher, il regretta de n’avoir pas été tué comme le vieux fermier.

Désespéré, il tomba dans une sorte de léthargie; mais, de nouveau, son esprit actif l’en tira. S’il était impuissant à secourir Lucy, du moins pourrait-il la venger: il y consacrerait sa vie! Jefferson Hope était vindicatif autant que patient et persévérant, c’est-à-dire terriblement vindicatif! Peut-être tenait-il ces qualités et ce défaut des Indiens avec lesquels il avait vécu… Il regarda le tas de cendres et il comprit que seule une vengeance complète, parfaite, adoucirait son chagrin. «Désormais, se jura-t-il, toute ma force de volonté, toute mon énergie y seront consacrées!» Blême, menaçant, il revint sur se pas jusqu’à l’endroit où il avait laissé tomber la viande; il en fit cuire assez pour s’alimenter quelques jours: puis, tout fatigué qu’il était, il se lança sur la piste des Anges vengeurs.

Pendant cinq jours, épuisé, les pieds blessés, il se traîna par les défilés qu’il avait déjà traversés à cheval. La nuit, il se jetait parmi les pierres pour quelques heures de sommeil; mais avant l’aube il avait repris sa marche. Le sixième jour, il atteignit le cañon de l’Aigle. De là-haut, il contempla le repaire des Saints. Il s’appuya sur son fusil et menaça du poing la ville silencieuse. Des rues pavoisées et quelques autres signes de festivités attirèrent son attention. Il était en train de se demander ce que cela signifiait quand le bruit des sabots d’un cheval se fit entendre. Un cavalier se dirigeait de son côté. Hope le reconnut. C’était un Mormon nommé Cowper, à qui il avait rendu quelques services. Peut-être savait-il ce qu’il était advenu de Lucy? Hope l’arrêta.

«Je suis Jefferson Hope, dit-il. Vous vous souvenez de moi?»

Le Mormon le regarda avec stupéfaction: comment retrouver dans ce vagabond au visage livide, à l’œil hagard, le jeune et pimpant cavalier de naguère? A la fin, toutefois, Cowper le reconnut. Sa surprise se mua en consternation.

«Vous êtes fou de venir ici! cria-t-il. Et si l’on me voit avec vous, je suis un homme mort. Un mandat d’amener a été lancé contre vous. Les Quatre Saints vous accusent d’avoir aidé les Ferrier à prendre la fuite.

– Je me fiche d’eux et de leur mandat! répondit Hope avec vivacité. Vous devez savoir ce qui se passe, Cowper. Au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, je vous conjure de répondre à quelques questions. Nous avons toujours été bons amis. Pour l’amour de Dieu ne me refusez pas cela!

– Eh bien, qu’est-ce que vous voulez savoir? demanda le Mormon, très mal à son aise. Soyez bref: les rochers entendent, les arbres voient!

– Qu’est devenue Lucy Ferrier?

– On lui a fait épouser hier le jeune Drebber.»

Cette nouvelle sembla porter un coup mortel à son interlocuteur.

«Du courage, mon gars! Du courage! reprit Cowper, troublé.

– Ne faites pas attention!» dit Hope d’une voix éteinte.

Il était pâle comme un linge. Il se laissa tomber sur une pierre.

«Vous dites qu’elle est mariée?

– Oui, depuis hier. C’était pour la noce, les drapeaux. Il y a eu pas mal de tiraillements entre le jeune Stangerson et le jeune Drebber: ils voulaient tous les deux avoir la fille. Tous les deux avaient pris part à la chasse aux Ferrier. C’était le jeune Stangerson qui a abattu le père; cela lui donnait un avantage très net sur l’autre… pourtant, quand on a discuté la chose au Conseil, c’est au jeune Drebber que le Prophète a donné la préférence parce que son parti y est le plus fort. Mais il n’en profitera pas beaucoup! Hier, la mort se peignait sur le visage de sa nouvelle femme. Ce n’est plus une femme, c’est un spectre… Maintenant, sauvez-vous!

– Oui, je m’en vais!» répondit Jefferson Hope qui s’était relevé.

Son visage, d’une pâleur de marbre, avait pris une expression féroce. L’éclat de ses yeux avait quelque chose de sinistre.

«Où allez-vous?

– Vous en faites pas!» dit-il.

Et le fusil sur l’épaule, à grandes enjambées, il se rua dans l’étroit sentier qui menait en plein cœur de la montagne pour aller vivre parmi les bêtes sauvages. Non, il n’y en aurait pas de plus féroce, de plus dangereux que lui!

La prédiction de Cowper ne tarda point à se réaliser. Soit à cause de la mort affreuse de son père, soit par suite de l’abominable mariage auquel on l’avait contrainte, la pauvre Lucy languit pendant un mois, puis mourut. Son mari, qui l’avait épousée pour avoir les biens de Ferrier, témoigna très peu de chagrin en la perdant; en revanche, comme c’est l’usage chez les Mormons, les autres femmes de Drebber la pleurèrent et elles passèrent auprès de son corps la nuit précédant l’enterrement. Au matin, elles étaient encore groupées autour du cercueil, quand elles furent frappées d’un étonnement et d’une frayeur indicibles: la porte s’ouvrit brusquement, un homme en guenilles, sauvage d’aspect, au visage basané, pénétra dans la chambre mortuaire sans jeter un regard ni adresser une parole aux femmes agenouillées, il s’approcha du corps immobile et blanc où l’âme pure de Lucy Ferrier avait résidé; il se pencha et baisa le front glacé; puis il s’empara de la main de la morte et en arracha l’alliance en rugissant: «On ne l’enterrera pas avec!» Avant que les veilleuses n’eussent eu le temps de donner l’alarme, il s’était éclipsé. L’incident leur sembla si étrange, il avait été si soudain, qu’elles auraient pu se croire dupes d’une illusion, sans un fait indéniable: la disparition de l’anneau nuptial.

Jefferson Hope s’attarda plusieurs mois dans les montagnes; il menait une vie sauvage tout en nourrissant un ardent désir de vengeance. En ville, les histoires se multipliaient sur l’être mystérieux qui rôdait aux abords de la cité et qui hantait les défilés solitaires de la montagne. Un jour, une balle tirée par la fenêtre s’aplatit sur le mur, à quelques centimètres de Stangerson. Une autre fois, Drebber passait le long d’un escarpement, et une grosse pierre tomba près de lui: il n’avait échappé à une mort affreuse qu’en se jetant par terre. Les deux jeunes Mormons n’hésitèrent pas à mettre un nom sur l’auteur de ces attentats. Pour le capturer ou le tuer, ils organisèrent plusieurs expéditions dans les montagnes; sans succès. Ils n’osaient plus se montrer seuls ni sortir après la tombée de la nuit; ils firent garder leurs maisons. Au bout d’un certain temps, leur vigilance se relâcha: leur ennemi n’avait plus donné signe de vie. Ils se prirent à espérer qu’il avait perdu de sa férocité.

Au contraire son appétit de vengeance, loin de diminuer, s’était exaspéré. Il dominait son esprit au point que tout autre sentiment en était banni. Mais Jefferson Hope était par-dessus tout un homme pratique. Bientôt, il se rendit compte que sa constitution, si robuste qu’elle fût, ne résisterait pas aux rigueurs des saisons et au manque de nourriture saine: peu à peu, il perdait ses forces. Comment pourrait-il se venger s’il mourait comme un chien au milieu des montagnes? Or, c’était ce qui l’attendait pour peu qu’il s’obstinât à mener cette existence. Ferait-il donc le jeu de ses ennemis? Il retourna dans le Nevada pour rétablir sa santé et amasser un peu d’argent: ensuite il pourrait se consacrer tout entier à son projet.

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