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Les guerres de la Ligue sont les temps héroïques de la France, lui disait-elle un jour, avec des yeux étincelants de génie et d’enthousiasme. Alors chacun se battait pour obtenir une certaine chose qu’il désirait, pour faire triompher son parti, et non pas pour gagner platement une croix comme du temps de votre empereur. Convenez qu’il y avait moins d’égoïsme et de petitesse. J’aime ce siècle.

– Et Boniface de La Mole en fut le héros, lui dit-il.

– Du moins, il fut aimé comme peut-être il est doux de l’être. Quelle femme actuellement vivante n’aurait horreur de toucher à la tête de son amant décapité?

Mme de La Mole appela sa fille. L’hypocrisie, pour être utile, doit se cacher; et Julien, comme on voit, avait fait à Mlle de La Mole une demi-confidence sur son admiration pour Napoléon.

Voilà l’immense avantage qu’ils ont sur nous, se dit Julien, resté seul au jardin. L’histoire de leurs aïeux les élève au-dessus des sentiments vulgaires, et ils n’ont pas toujours à songer à leur subsistance! Quelle misère! ajoutait-il avec amertume, je suis indigne de raisonner sur ces grands intérêts. Ma vie n’est qu’une suite d’hypocrisies, parce que je n’ai pas mille francs de rente pour acheter du pain.

– À quoi rêvez-vous là, Monsieur? lui dit Mathilde, qui revenait en courant.

Julien était las de se mépriser. Par orgueil, il dit franchement sa pensée. Il rougit beaucoup en parlant de sa pauvreté à une personne aussi riche. Il chercha à bien exprimer par son ton fier qu’il ne demandait rien. Jamais il n’avait semblé aussi joli à Mathilde; elle lui trouva une expression de sensibilité et de franchise qui souvent lui manquait.

À moins d’un mois de là, Julien se promenait pensif dans le jardin de l’hôtel de La Mole; mais sa figure n’avait plus la dureté et la roguerie philosophique qu’y imprimait le sentiment continu de son infériorité. Il venait de reconduire jusqu’à la porte du salon Mlle de La Mole, qui prétendait s’être fait mal au pied en courant avec son frère.

Elle s’est appuyée sur mon bras d’une façon bien singulière! se disait Julien. Suis-je un fat, ou serait-il vrai qu’elle a du goût pour moi? Elle m’écoute d’un air si doux, même quand je lui avoue toutes les souffrances de mon orgueil! Elle qui a tant de fierté avec tout le monde! On serait bien étonné au salon si on lui voyait cette physionomie. Très certainement, cet air doux et bon, elle ne l’a avec personne.

Julien cherchait à ne pas s’exagérer cette singulière amitié. Il la comparait lui-même à un commerce armé. Chaque jour en se retrouvant, avant de reprendre le ton presque intime de la veille, on se demandait presque: Serons-nous aujourd’hui amis ou ennemis? Julien avait compris que se laisser offenser impunément une seule fois par cette fille si hautaine, c’était tout perdre. Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas mieux que ce soit de prime abord, en défendant les justes droits de mon orgueil, qu’en repoussant les marques de mépris dont serait bientôt suivi le moindre abandon de ce que je dois à ma dignité personnelle?

Plusieurs fois, en des jours de mauvaise humeur, Mathilde essaya de prendre avec lui le ton d’une grande dame; elle mettait une rare finesse à ces tentatives, mais Julien les repoussait rudement.

Un jour il l’interrompit brusquement: Mademoiselle de La Mole a-t-elle quelque ordre à donner au secrétaire de son père? lui dit-il; il doit écouter ses ordres et les exécuter avec respect; mais du reste, il n’a pas un mot à lui adresser. Il n’est point payé pour lui communiquer ses pensées.

Cette manière d’être, et les singuliers doutes qu’avait Julien, firent disparaître l’ennui qu’il trouvait régulièrement dans ce salon si magnifique, mais où l’on avait peur de tout, et où il n’était convenable de plaisanter de rien.

Il serait plaisant qu’elle m’aimât! Qu’elle m’aime ou non, continuait Julien, j’ai pour confidente intime une fille d’esprit, devant laquelle je vois trembler toute la maison, et plus que tous les autres le marquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui réunit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me mettrait le cœur si à l’aise! Il en est amoureux fou, il doit l’épouser. Que de lettres M. de La Mole m’a fait écrire aux deux notaires pour arranger le contrat! Et moi qui me vois si subalterne la plume à la main, deux heures après, ici dans le jardin, je triomphe de ce jeune homme si aimable: car enfin les préférences sont frappantes, directes. Peut-être aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de hauteur pour cela. Et les bontés qu’elle a pour moi, je les obtiens à titre de confident subalterne.

Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour; plus je me montre froid et respectueux avec elle, plus elle me recherche. Ceci pourrait être un parti pris, une affectation; mais je vois ses yeux s’animer quand je parais à l’improviste. Les femmes de Paris savent-elles feindre à ce point? Que m’importe! J’ai l’apparence pour moi, jouissons des apparences. Mon Dieu, qu’elle est belle! Que ses grands yeux bleus me plaisent, vus de près, et me regardant comme ils le font souvent! Quelle différence de ce printemps-ci à celui de l’année passée, quand je vivais malheureux et me soutenant à force de caractère, au milieu de ces trois cents hypocrites méchants et sales! J’étais presque aussi méchant qu’eux.

Dans les jours de méfiance: Cette jeune fille se moque de moi, pensait Julien. Elle est d’accord avec son frère pour me mystifier. Mais elle a l’air de tellement mépriser le manque d’énergie de ce frère! Il est brave, et puis c’est tout, me dit-elle. Il n’a pas une pensée qui ose s’écarter de la mode. C’est toujours moi qui suis obligé de prendre sa défense. Une jeune fille de dix-neuf ans! À cet âge, peut-on être fidèle à chaque instant de la journée à l’hypocrisie qu’on s’est prescrite?

D’un autre côté, quand Mlle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux bleus avec une certaine expression singulière, toujours le comte Norbert s’éloigne. Ceci m’est suspect; ne devrait-il pas s’indigner de ce que sa sœur distingue un domestique de leur maison? Car j’ai entendu le duc de Chaulnes parler ainsi de moi. À ce souvenir la colère remplaçait tout autre sentiment. Est-ce amour du vieux langage chez ce duc maniaque?

Eh bien, elle est jolie! continuait Julien avec des regards de tigre. Je l’aurai, je m’en irai ensuite, et malheur à qui me troublera dans ma fuite!

Cette idée devint l’unique affaire de Julien; il ne pouvait plus penser à rien autre chose. Ses journées passaient comme des heures.

À chaque instant, cherchant à s’occuper de quelque affaire sérieuse, sa pensée abandonnait tout, et il se réveillait un quart d’heure après, le cœur palpitant, la tête troublée, et rêvant à cette idée: M’aime-t-elle?

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