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Ces mesures éclaircirent tellement aux yeux du marquis ses propres affaires, qu’il put se donner le plaisir d’entreprendre deux ou trois nouvelles spéculations sans le secours de son prête-nom qui le volait.

– Prenez trois mille francs pour vous, dit-il un jour à son jeune ministre.

– Monsieur, ma conduite peut être calomniée.

– Que vous faut-il donc? reprit le marquis avec humeur.

– Que vous veuilliez bien prendre un arrêté et l’écrire de votre main sur le registre; cet arrêté me donnera une somme de trois mille francs. Au reste, c’est M. l’abbé Pirard qui a eu l’idée de toute cette comptabilité. Le marquis, avec la mine ennuyée du marquis de Moncade écoutant les comptes de M. Poisson, son intendant, écrivit la décision.

Le soir, lorsque Julien paraissait en habit bleu, il n’était jamais question d’affaires. Les bontés du marquis étaient si flatteuses pour l’amour-propre toujours souffrant de notre héros, que bientôt, malgré lui, il éprouva une sorte d’attachement pour ce vieillard aimable. Ce n’est pas que Julien fût sensible, comme on l’entend à Paris; mais ce n’était pas un monstre, et personne, depuis la mort du vieux chirurgien-major, ne lui avait parlé avec tant de bonté. Il remarquait avec étonnement que le marquis avait pour son amour-propre des ménagements de politesse qu’il n’avait jamais trouvés chez le vieux chirurgien. Il comprit enfin que le chirurgien était plus fier de sa croix que le marquis de son cordon bleu. Le père du marquis était un grand seigneur.

Un jour, à la fin d’une audience du matin, en habit noir et pour les affaires, Julien amusa le marquis, qui le retint deux heures, et voulut absolument lui donner quelques billets de banque que son prête-nom venait de lui apporter de la Bourse.

– J’espère, monsieur le marquis, ne pas m’écarter du profond respect que je vous dois en vous suppliant de me permettre un mot.

– Parlez, mon ami.

– Que monsieur le marquis daigne souffrir que je refuse ce don. Ce n’est pas à l’homme en habit noir qu’il est adressé, et il gâterait tout à fait les façons que l’on a la bonté de tolérer chez l’homme en habit bleu. Il salua avec beaucoup de respect, et sortit sans regarder.

Ce trait amusa le marquis. Il le conta le soir à l’abbé Pirard.

– Il faut que je vous avoue enfin une chose, mon cher abbé. Je connais la naissance de Julien, et je vous autorise à ne pas me garder le secret sur cette confidence.

Son procédé de ce matin est noble, pensa le marquis, et moi je l’anoblis.

Quelque temps après, le marquis put enfin sortir.

– Allez passer deux mois à Londres, dit-il à Julien. Les courriers extraordinaires et autres vous porteront les lettres reçues par moi avec mes notes. Vous ferez les réponses et me les renverrez en mettant chaque lettre dans sa réponse. J’ai calculé que le retard ne sera que de cinq jours.

En courant la poste sur la route de Calais, Julien s’étonnait de la futilité des prétendues affaires pour lesquelles on l’envoyait.

Nous ne dirons point avec quel sentiment de haine et presque d’horreur il toucha le sol anglais. On connaît sa folle passion pour Bonaparte. Il voyait dans chaque officier un sir Hudson Lowe, dans chaque grand seigneur un lord Bathurst, ordonnant les infamies de Sainte-Hélène et en recevant la récompense par dix années de ministère.

À Londres, il connut enfin la haute fatuité. Il s’était lié avec de jeunes seigneurs russes qui l’initièrent.

– Vous êtes prédestiné, mon cher Sorel, lui disaient-ils, vous avez naturellement cette mine froide et à mille lieues de la sensation présente, que nous cherchons tant à nous donner.

– Vous n’avez pas compris votre siècle, lui disait le prince Korasoff: faites toujours le contraire de ce qu’on attend de vous. Voilà, d’honneur, la seule religion de l’époque. Ne soyez ni fou, ni affecté, car alors on attendrait de vous des folies et des affectations, et le précepte ne serait plus accompli.

Julien se couvrit de gloire un jour dans le salon du duc de Fitz-Folke, qui l’avait engagé à dîner ainsi que le prince Korasoff. On attendit pendant une heure. La façon dont Julien se conduisit au milieu des vingt personnes qui attendaient est encore citée parmi les jeunes secrétaires d’ambassade à Londres. Sa mine fut impayable.

Il voulut voir, malgré les dandys ses amis, le célèbre Philippe Vane, le seul philosophe que l’Angleterre ait eu depuis Locke. Il le trouva achevant sa septième année de prison. L’aristocratie ne badine pas en ce pays-ci, pensa Julien; de plus, Vane est déshonoré, vilipendé, etc.

Julien le trouva gaillard; la rage de l’aristocratie le désennuyait. Voilà, se dit Julien en sortant de prison, le seul homme gai que j’aie vu en Angleterre.

L’idée la plus utile aux tyrans est celle de Dieu, lui avait dit Vane…

Nous supprimons le reste du système comme cynique.

À son retour: – Quelle idée amusante m’apportez-vous d’Angleterre? lui dit M. de La Mole… Il se taisait. – Quelle idée apportez-vous, amusante ou non? reprit le marquis vivement.

– Primo, dit Julien, l’Anglais le plus sage est fou une heure par jour; il est visité par le démon du suicide, qui est le dieu du pays.

2° L’esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur, en débarquant en Angleterre.

3° Rien au monde n’est beau, admirable, attendrissant comme les paysages anglais.

– À mon tour, dit le marquis:

Primo, pourquoi allez-vous dire, au bal chez l’ambassadeur de Russie, qu’il y a en France trois cent mille jeunes gens de vingt-cinq ans qui désirent passionnément la guerre? croyez-vous que cela soit obligeant pour les rois?

– On ne sait comment faire en parlant à nos grands diplomates, dit Julien. Ils ont la manie d’ouvrir des discussions sérieuses. Si l’on s’en tient aux lieux communs des journaux, on passe pour un sot. Si l’on se permet quelque chose de vrai et de neuf, ils sont étonnés, ne savent que répondre, et le lendemain à sept heures, ils vous font dire par le premier secrétaire d’ambassade qu’on a été inconvenant.

– Pas mal, dit le marquis en riant. Au reste, je parie, monsieur l’homme profond, que vous n’avez pas deviné ce que vous êtes allé faire en Angleterre.

– Pardonnez-moi, reprit Julien; j’y ai été pour dîner une fois la semaine chez l’ambassadeur du roi, qui est le plus poli des hommes.

– Vous êtes allé chercher la croix que voilà, lui dit le marquis. Je ne veux pas vous faire quitter votre habit noir, et je suis accoutumé au ton plus amusant que j’ai pris avec l’homme portant l’habit bleu. Jusqu’à nouvel ordre, entendez bien ceci: quand je verrai cette croix, vous serez le fils cadet de mon ami le duc de Chaulnes, qui, sans s’en douter, est depuis six mois employé dans la diplomatie. Remarquez, ajouta le marquis, d’un air fort sérieux, et coupant court aux actions de grâces, que je ne veux point vous sortir de votre état. C’est toujours une faute et un malheur pour le protecteur comme pour le protégé. Quand mes procès vous ennuieront, ou que vous ne me conviendrez plus, je demanderai pour vous une bonne cure, comme celle de notre ami l’abbé Pirard, et rien de plus, ajouta le marquis d’un ton fort sec.

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