Mais voyons les copies à faire. Cet ouvrage terminé, Julien osa s’approcher des livres; il faillit devenir fou de joie en trouvant une édition de Voltaire. Il courut ouvrir la porte de la bibliothèque pour n’être pas surpris. Il se donna ensuite le plaisir d’ouvrir chacun des quatre-vingts volumes. Ils étaient reliés magnifiquement, c’était le chef-d’œuvre du meilleur ouvrier de Londres. Il n’en fallait pas tant pour porter au comble l’admiration de Julien.
Une heure après, le marquis entra, regarda les copies, et remarqua avec étonnement que Julien écrivait cela avec deux ll, cella. Tout ce que l’abbé m’a dit de sa science serait-il tout simplement un conte! Le marquis, fort découragé, lui dit avec douceur:
– Vous n’êtes pas sûr de votre orthographe?
– Il est vrai, dit Julien, sans songer le moins du monde au tort qu’il se faisait; il était attendri des bontés du marquis, qui lui rappelait le ton rogue de M. de Rênal.
C’est du temps perdu que toute cette expérience de petit abbé franc-comtois, pensa le marquis; mais j’avais un si grand besoin d’un homme sûr!
– Cela ne s’écrit qu’avec une l, lui dit le marquis; quand vos copies seront terminées, cherchez dans le dictionnaire les mots de l’orthographe desquels vous ne serez pas sûr.
À six heures, le marquis le fit demander, il regarda avec une peine évidente les bottes de Julien: j’ai un tort à me reprocher, je ne vous ai pas dit que tous les jours à cinq heures et demie, il faut vous habiller.
Julien le regardait sans comprendre.
– Je veux dire mettre des bas. Arsène vous en fera souvenir; aujourd’hui je ferai vos excuses.
En achevant ces mots, M. de La Mole faisait passer Julien dans un salon resplendissant de dorures. Dans les occasions semblables, M. de Rênal ne manquait jamais de doubler le pas pour avoir l’avantage de passer le premier à la porte. La petite vanité de son ancien patron fit que Julien marcha sur les pieds du marquis, et lui fit beaucoup de mal à cause de sa goutte. – Ah! il est balourd par-dessus le marché, se dit celui-ci. Il le présenta à une femme de haute taille et d’un aspect imposant. C’était la marquise. Julien lui trouva l’air impertinent, un peu comme Mme de Maugiron, la sous-préfète de l’arrondissement de Verrières, quand elle assistait au dîner de la Saint-Charles. Un peu troublé de l’extrême magnificence du salon, Julien n’entendit pas ce que disait M. de La Mole. La marquise daigna à peine le regarder. Il y avait quelques hommes parmi lesquels Julien reconnut avec un plaisir indicible le jeune évêque d’Agde, qui avait daigné lui parler quelques mois auparavant à la cérémonie de Bray-le-Haut. Ce jeune prélat fut effrayé sans doute des yeux tendres que fixait sur lui la timidité de Julien, et ne se soucia point de reconnaître ce provincial.
Les hommes réunis dans ce salon semblèrent à Julien avoir quelque chose de triste et de contraint; on parle bas à Paris, et l’on n’exagère pas les petites choses.
Un joli jeune homme, avec des moustaches, très pâle et très élancé, entra vers les six heures et demie; il avait une tête fort petite.
– Vous vous ferez toujours attendre, dit la marquise, à laquelle il baisait la main.
Julien comprit que c’était le comte de La Mole. Il le trouva charmant dès le premier abord.
Est-il possible, se dit-il, que ce soit là l’homme dont les plaisanteries offensantes doivent me chasser de cette maison!
À force d’examiner le comte Norbert, Julien remarqua qu’il était en bottes et en éperons; et moi je dois être en souliers, apparemment comme inférieur. On se mit à table. Julien entendit la marquise qui disait un mot sévère, en élevant un peu la voix. Presque en même temps il aperçut une jeune personne, extrêmement blonde et fort bien faite, qui vint s’asseoir vis-à-vis de lui. Elle ne lui plut point; cependant, en la regardant attentivement, il pensa qu’il n’avait jamais vu des yeux aussi beaux; mais ils annonçaient une grande froideur d’âme. Par la suite, Julien trouva qu’ils avaient l’expression de l’ennui qui examine, mais qui se souvient de l’obligation d’être imposant. Mme de Rênal avait cependant de bien beaux yeux, se disait-il, le monde lui en faisait compliment; mais ils n’avaient rien de commun avec ceux-ci. Julien n’avait pas assez d’usage pour distinguer que c’était du feu de la saillie qui brillaient de temps en temps les yeux de Mlle Mathilde, c’est ainsi qu’il l’entendit nommer. Quand les yeux de Mme de Rênal s’animaient, c’était du feu des passions, ou par l’effet d’une indignation généreuse au récit de quelque action méchante. Vers la fin du repas, Julien trouva un mot pour exprimer le genre de beauté des yeux de Mlle de La Mole: ils sont scintillants, se dit-il. Du reste, elle ressemblait cruellement à sa mère, qui lui déplaisait de plus en plus, et il cessa de la regarder. En revanche, le comte Norbert lui semblait admirable de tous points. Julien était tellement séduit, qu’il n’eut pas l’idée d’en être jaloux et de le haïr, parce qu’il était plus riche et plus noble que lui.
Julien trouva que le marquis avait l’air de s’ennuyer.
Vers le second service, il dit à son fils:
– Norbert, je te demande tes bontés pour M. Julien Sorel que je viens de prendre à mon état-major, et dont je prétends faire un homme, si cella se peut.
– C’est mon secrétaire, dit le marquis à son voisin, et il écrit cela avec deux ll.
Tout le monde regarda Julien, qui fit une inclination de tête un peu trop marquée à Norbert; mais en général on fut content de son regard.
Il fallait que le marquis eût parlé du genre d’éducation que Julien avait reçue, car un des convives l’attaqua sur Horace: c’est précisément en parlant d’Horace que j’ai réussi auprès de l’évêque de Besançon, se dit Julien, apparemment qu’ils ne connaissent que cet auteur. À partir de cet instant, il fut maître de lui. Ce mouvement fut rendu facile, parce qu’il venait de décider que Mlle de La Mole ne serait jamais une femme à ses yeux. Depuis le séminaire, il mettait les hommes au pis, et se laissait difficilement intimider par eux. Il eût joui de tout son sang-froid, si la salle à manger eût été meublée avec moins de magnificence. C’était, dans le fait, deux glaces de huit pieds de haut chacune, et dans lesquelles il regardait quelquefois son interlocuteur en parlant d’Horace, qui lui imposait encore. Ses phrases n’étaient pas trop longues pour un provincial. Il avait de beaux yeux, dont la timidité tremblante ou heureuse, quand il avait bien répondu, redoublait l’éclat. Il fut trouvé agréable. Cette sorte d’examen jetait un peu d’intérêt dans un dîner grave. Le marquis engagea par un signe l’interlocuteur de Julien à le pousser vivement. Serait-il possible qu’il sût quelque chose, pensait-il!
Julien répondit en inventant ses idées, et perdit assez de sa timidité pour montrer, non pas de l’esprit, chose impossible à qui ne sait pas la langue dont on se sert à Paris, mais il eut des idées nouvelles quoique présentées sans grâce ni à propos et l’on vit qu’il savait parfaitement le latin.
L’adversaire de Julien était un académicien des Inscriptions, qui par hasard savait le latin; il trouva en Julien un très bon humaniste, n’eut plus la crainte de le faire rougir, et chercha réellement à l’embarrasser. Dans la chaleur du combat, Julien oublia enfin l’ameublement magnifique de la salle à manger, il en vint à exposer sur les poètes latins des idées que l’interlocuteur n’avait lues nulle part. En honnête homme, il en fit honneur au jeune secrétaire. Par bonheur, on entama une discussion sur la question de savoir si Horace a été pauvre ou riche: un homme aimable, voluptueux et insouciant, faisant des vers pour s’amuser, comme Chapelle, l’ami de Molière et de La Fontaine; ou un pauvre diable de poète lauréat suivant la cour et faisant des odes pour le jour de naissance du roi, comme Southey, l’accusateur de lord Byron. On parla de l’état de la société sous Auguste et sous George IV; aux deux époques l’aristocratie était toute-puissante; mais à Rome, elle se voyait arracher le pouvoir par Mécène, qui n’était que simple chevalier; et en Angleterre elle avait réduit George IV à peu près à l’état d’un doge de Venise. Cette discussion sembla tirer le marquis de l’état de torpeur où l’ennui le plongeait au commencement du dîner.