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Après plusieurs mois d’application de tous les instants, Julien avait encore l’air de penser. Sa façon de remuer les yeux et de porter la bouche n’annonçait pas la foi implicite et prête à tout croire et à tout soutenir, même par le martyre. C’était avec colère que Julien se voyait primé dans ce genre par les paysans les plus grossiers. Il y avait de bonnes raisons pour qu’ils n’eussent pas l’air penseur.

Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver à cette physionomie de foi fervente et aveugle, prête à tout croire et à tout souffrir, que l’on trouve si fréquemment dans les couvents d’Italie, et dont, à nous autres laïcs, le Guerchin a laissé de si parfaits modèles dans ses tableaux d’église.

Les jours de grande fête, on donnait aux séminaristes des saucisses avec de la choucroute. Les voisins de table de Julien observèrent qu’il était insensible à ce bonheur; ce fut là un de ses premiers crimes. Ses camarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie; rien ne lui fit plus d’ennemis. Voyez ce bourgeois, voyez ce dédaigneux, disaient-ils, qui fait semblant de mépriser la meilleure pitance, des saucisses avec de la choucroute! fi, le vilain! l’orgueilleux! le damné!

Hélas! l’ignorance de ces jeunes paysans, mes camarades, est pour eux un avantage immense, s’écriait Julien dans ses moments de découragement. À leur arrivée au séminaire, le professeur n’a point à les délivrer de ce nombre effroyable d’idées mondaines que j’y apporte, et qu’ils lisent sur ma figure, quoi que je fasse.

Julien étudiait, avec une attention voisine de l’envie, les plus grossiers des petits paysans qui arrivaient au séminaire. Au moment où on les dépouillait de leur veste de ratine pour leur faire endosser la robe noire, leur éducation se bornait à un respect immense et sans bornes pour l’argent sec et liquide, comme on dit en Franche-Comté.

C’est la manière sacramentelle et héroïque d’exprimer l’idée sublime d’argent comptant.

Le bonheur, pour ces séminaristes comme pour les héros des romans de Voltaire, consiste surtout à bien dîner. Julien découvrait chez presque tous un respect inné pour l’homme qui porte un habit de drap fin. Ce sentiment apprécie la justice distributive, telle que nous la donnent nos tribunaux, à sa valeur et même au-dessous de sa valeur. Que peut-on gagner, répétaient-ils souvent entre eux, à plaider contre un gros?

C’est le mot des vallées du Jura, pour exprimer un homme riche. Qu’on juge de leur respect pour l’être le plus riche de tous: le gouvernement!

Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le préfet passe, aux yeux des paysans de la Franche-Comté, pour une imprudence: or, l’imprudence, chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain.

Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment du mépris, Julien finit par éprouver de la pitié: il était arrivé souvent aux pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l’hiver à leur chaumière, et de n’y trouver ni pain, ni châtaignes, ni pommes de terre. Qu’y a-t-il donc d’étonnant, se disait Julien, si l’homme heureux, à leurs yeux, est d’abord celui qui vient de bien dîner, et ensuite celui qui possède un bon habit! Mes camarades ont une vocation ferme, c’est-à-dire qu’ils voient dans l’état ecclésiastique une longue continuation de ce bonheur: bien dîner et avoir un habit chaud en hiver.

Il arriva à Julien d’entendre un jeune séminariste, doué d’imagination, dire à son compagnon:

– Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte Quint, qui gardait les pourceaux?

– On ne fait pape que des Italiens, répondit l’ami; mais pour sûr on tirera au sort parmi nous pour des places de grands vicaires, de chanoines, et peut-être d’évêques. M. P…, évêque de Châlons, est fils d’un tonnelier: c’est l’état de mon père.

Un jour, au milieu d’une leçon de dogme, l’abbé Pirard fit appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l’atmosphère physique et morale au milieu de laquelle il était plongé.

Julien trouva chez M. le directeur l’accueil qui l’avait tant effrayé le jour de son entrée au séminaire.

– Expliquez-moi ce qui est écrit sur cette carte à jouer, lui dit-il en le regardant de façon à le faire rentrer sous terre.

Julien lut:

«Amanda Binet, au café de la Girafe, avant huit heures. Dire que l’on est de Genlis, et le cousin de ma mère.»

Julien vit l’immensité du danger; la police de l’abbé Castanède lui avait volé cette adresse.

– Le jour où j’entrai ici, répondit-il en regardant le front de l’abbé Pirard, car il ne pouvait supporter son œil terrible, j’étais tremblant: M. Chélan m’avait dit que c’était un lieu plein de délations et de méchancetés de tous les genres; l’espionnage et la dénonciation entre camarades y sont encouragés. Le ciel le veut ainsi, pour montrer la vie telle qu’elle est aux jeunes prêtres, et leur inspirer le dégoût du monde et de ses pompes.

– Et c’est à moi que vous faites des phrases, dit l’abbé Pirard furieux. Petit coquin!

– À Verrières, reprit froidement Julien, mes frères me battaient lorsqu’il avaient sujet d’être jaloux de moi…

– Au fait! au fait! s’écria M. Pirard, presque hors de lui.

Sans être le moins du monde intimidé, Julien reprit sa narration.

– Le jour de mon arrivée à Besançon, vers midi, j’avais faim, j’entrai dans un café. Mon cœur était rempli de répugnance pour un lieu si profane; mais je pensai que mon déjeuner me coûterait moins cher là qu’à l’auberge. Une dame, qui paraissait la maîtresse de la boutique, eut pitié de mon air novice. Besançon est rempli de mauvais sujets, me dit-elle, je crains pour vous, Monsieur. S’il vous arrivait quelque mauvaise affaire, ayez recours à moi, envoyez chez moi avant huit heures. Si les portiers du séminaire refusent de faire votre commission, dites que vous êtes mon cousin, et natif de Genlis…

– Tout ce bavardage va être vérifié, s’écria l’abbé Pirard, qui, ne pouvant rester en place, se promenait dans la chambre.

Qu’on se rende dans sa cellule!

L’abbé suivit Julien et l’enferma à clef. Celui-ci se mit aussitôt à visiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte était précieusement cachée. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait plusieurs dérangements; cependant la clef ne le quittait jamais. Quel bonheur, se dit Julien, que pendant le temps de mon aveuglement, je n’aie jamais accepté la permission de sortir, que M. Castanède m’offrait si souvent avec une bonté que je comprends maintenant. Peut-être j’aurais eu la faiblesse de changer d’habits et d’aller voir la belle Amanda, je me serais perdu. Quand on a désespéré de tirer parti du renseignement de cette manière, pour ne pas le perdre, on en fait une dénonciation.

Deux heures après, le directeur le fit appeler.

– Vous n’avez pas menti, lui dit-il avec un regard moins sévère; mais garder une telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez concevoir la gravité. Malheureux enfant! dans dix ans, peut-être, elle vous portera dommage.

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