Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

C’était le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la parole avec ennui. Sa réponse fut parfaite, et surtout longue comme un mandement; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien nettement. On y eût trouvé à la fois du respect pour M. de Rênal, de la vénération pour le public de Verrières et de la reconnaissance pour l’illustre sous-préfet. Ce sous-préfet, étonné de trouver plus jésuite que lui, essaya vainement d’obtenir quelque chose de précis. Julien, enchanté, saisit l’occasion de s’exercer, et recommença sa réponse en d’autres termes. Jamais ministre éloquent, qui veut user la fin d’une séance où la Chambre a l’air de vouloir se réveiller, n’a moins dit en plus de paroles. À peine M. de Maugiron sorti, Julien se mit à rire comme un fou. Pour profiter de sa verve jésuitique, il écrivit une lettre de neuf pages à M. de Rênal, dans laquelle il lui rendait compte de tout ce qu’on lui avait dit, et lui demandait humblement conseil. Ce coquin ne m’a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l’offre! Ce sera M. Valenod qui voit dans mon exil à Verrières l’effet de sa lettre anonyme.

Sa dépêche expédiée, Julien, content comme un chasseur qui, à six heures du matin, par un beau jour d’automne, débouche dans une plaine abondante en gibier, sortit pour aller demander conseil à M. Chélan. Mais avant d’arriver chez le bon curé, le ciel, qui voulait lui ménager des jouissances, jeta sous ses pas M. Valenod, auquel il ne cacha point que son cœur était déchiré; un pauvre garçon comme lui se devait tout entier à la vocation que le ciel avait placée dans son cœur, mais la vocation n’était pas tout dans ce bas monde. Pour travailler dignement à la vigne du Seigneur, et n’être pas tout à fait indigne de tant de savants collaborateurs, il fallait l’instruction; il fallait passer au séminaire de Besançon deux années bien dispendieuses; il devenait donc indispensable de faire des économies, ce qui était bien plus facile sur un traitement de huit cents francs payés par quartier, qu’avec six cents francs qu’on mangeait de mois en mois. D’un autre côté, le ciel, en le plaçant auprès des jeunes de Rênal, et surtout en lui inspirant pour eux un attachement spécial, ne semblait-il pas lui indiquer qu’il n’était pas à propos d’abandonner cette éducation pour une autre?…

Julien atteignit à un tel degré de perfection dans ce genre d’éloquence, qui a remplacé la rapidité d’action de l’Empire, qu’il finit par s’ennuyer lui-même par le son de ses paroles.

En rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livrée, qui le cherchait dans toute la ville, avec un billet d’invitation à dîner pour le même jour.

Jamais Julien n’était allé chez cet homme; quelques jours seulement auparavant, il ne songeait qu’aux moyens de lui donner une volée de coups de bâton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le dîner ne fût indiqué que pur une heure, Julien trouva plus respectueux de se présenter dès midi et demi dans le cabinet de travail de M. le directeur du dépôt. Il le trouva étalant son importance au milieu d’une foule de cartons. Ses gros favoris noirs, son énorme quantité de cheveux, son bonnet grec placé de travers sur le haut de la tête, sa pipe immense, ses pantoufles brodées, les grosses chaînes d’or croisées en tous sens sur sa poitrine, et tout cet appareil d’un financier de province qui se croit homme à bonnes fortunes, n’imposaient point à Julien; il n’en pensait que plus aux coups de bâton qu’il lui devait.

Il demanda l’honneur d’être présenté à Mme Valenod; elle était à sa toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l’avantage d’assister à celle de M. le directeur du dépôt. On passa ensuite chez Mme Valenod, qui lui présenta ses enfants les larmes aux yeux. Cette dame, l’une des plus considérables de Verrières, avait une grosse figure d’homme, à laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande cérémonie. Elle y déploya tout le pathos maternel.

Julien pensait à Mme de Rênal. Sa méfiance ne le laissait guère susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les contrastes, mais alors il en était saisi jusqu’à l’attendrissement. Cette disposition fut augmentée par l’aspect de la maison du directeur du dépôt. On la lui fit visiter. Tout y était magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d’ignoble et qui sentait l’argent volé. Jusqu’aux domestiques, tout le monde y avait l’air d’assurer sa contenance contre le mépris.

Le percepteur des contributions, l’homme des impositions indirectes, l’officier de gendarmerie et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques libéraux riches. On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé, vint à penser que, de l’autre côté du mur de la salle à manger, se trouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l’étourdir.

Ils ont faim peut-être en ce moment, se dit-il à lui-même; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d’heure après; on entendait de loin en loin quelques accents d’une chanson populaire, et, il faut l’avouer, un peu ignoble, que chantait l’un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on n’entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à M. Valenod:

– On ne chante plus cette vilaine chanson.

– Parbleu! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j’ai fait imposer silence aux gueux.

Ce mot fut trop fort pour Julien; il avait les manières, mais non pas encore le cœur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue.

Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin. L’empêcher de chanter! se disait-il à lui-même, ô mon Dieu! et tu le souffres!

Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonné une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chanté en chœur: Voilà donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu n’en jouiras qu’à cette condition et en pareille compagnie! Tu auras peut-être une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu empêches de chanter le pauvre prisonnier; tu donneras à dîner avec l’argent que tu auras volé sur sa misérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus malheureux! – O Napoléon! qu’il était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d’une bataille; mais augmenter lâchement la douleur du misérable!

J’avoue que la faiblesse dont Julien fait preuve dans ce monologue me donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d’être le collègue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer toute la manière d’être d’un grand pays, et ne veulent pas avoir à se reprocher la plus petite égratignure.

Julien fut violemment rappelé à son rôle. Ce n’était pas pour rêver et ne rien dire qu’on l’avait invité à dîner en si bonne compagnie.

38
{"b":"125121","o":1}