– Ce petit paysan que nous avons comblé de prévenances et même de cadeaux peut être innocent, dit-elle enfin, mais il n’en est pas moins l’occasion du premier affront que je reçois… Monsieur! quand j’ai lu ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison.
– Voulez-vous faire un esclandre pour me déshonorer et vous aussi? Vous faites bouillir du lait à bien des gens dans Verrières.
– Il est vrai, on envie généralement l’état de prospérité où la sagesse de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville… Eh bien! je vais engager Julien à vous demander un congé pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce petit ouvrier.
– Gardez-vous d’agir, reprit M. de Rênal avec assez de tranquillité. Ce que j’exige avant tout, c’est que vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la colère et me brouilleriez avec lui, vous savez combien ce petit monsieur est sur l’œil.
– Ce jeune homme n’a point de tact, reprit Mme de Rênal, il peut être savant, vous vous y connaissez, mais ce n’est au fond qu’un véritable paysan. Pour moi, je n’en ai jamais eu bonne idée depuis qu’il a refusé d’épouser Élisa; c’était une fortune assurée; et cela sous prétexte que quelquefois, en secret, elle fait des visites à M. Valenod.
– Ah! dit M. de Rênal, élevant le sourcil d’une façon démesurée, quoi, Julien vous a dit cela?
– Non pas précisément; il m’a toujours parlé de la vocation qui l’appelle au saint ministère; mais croyez-moi, la première vocation pour ces petites gens, c’est d’avoir du pain. Il me faisait assez entendre qu’il n’ignorait pas ces visites secrètes.
– Et moi, moi, je les ignorais! s’écria M. de Rênal reprenant toute sa fureur, et pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que j’ignore… Comment! il y a eu quelque chose entre Élisa et Valenod?
– Hé! c’est de l’histoire ancienne, mon cher ami, dit Mme de Rênal en riant, et peut-être il ne s’est point passé de mal. C’était dans le temps que votre bon ami Valenod n’aurait pas été fâché que l’on pensât dans Verrières qu’il s’établissait entre lui et moi un petit amour tout platonique.
– J’ai eu cette idée une fois, s’écria M. de Rênal se frappant la tête avec fureur et marchant de découvertes en découvertes, et vous ne m’en avez rien dit?
– Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouffée de vanité de notre cher directeur? Où est la femme de la société à laquelle il n’a pas adressé quelques lettres extrêmement spirituelles et même un peu galantes?
– Il vous aurait écrit?
– Il écrit beaucoup.
– Montrez-moi ces lettres à l’instant, je l’ordonne; et M. de Rênal se grandit de six pieds.
– Je m’en garderai bien, lui répondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu’à la nonchalance, je vous les montrerai un jour, quand vous serez plus sage.
– À l’instant même, morbleu! s’écria M. de Rênal, ivre de colère, et cependant plus heureux qu’il ne l’avait été depuis douze heures.
– Me jurez-vous, dit Mme de Rênal fort gravement, de n’avoir jamais de querelle avec le directeur du dépôt au sujet de ces lettres?
– Querelle ou non, je puis lui ôter les enfants trouvés; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres à l’instant; où sont-elles?
– Dans un tiroir de mon secrétaire; mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef.
– Je saurai le briser, s’écria-t-il en courant vers la chambre de sa femme.
Il brisa, en effet, avec un pal de fer, un précieux secrétaire d’acajou ronceux venu de Paris, qu’il frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque tache.
Mme de Rênal avait monté en courant les cent vingt marches du colombier; elle attachait le coin d’un mouchoir blanc à l’un des barreaux de fer de la petite fenêtre. Elle était la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne. Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces hêtres touffus, Julien épie ce signal heureux. Longtemps elle prêta l’oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu’ici. Son œil avide dévorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un pré, que forme le sommet des arbres. Comment n’a-t-il pas l’esprit, se dit-elle tout attendrie, d’inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est égal au mien? Elle ne descendit du colombier que quand elle eut peur que son mari ne vînt l’y chercher.
Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M. Valenod, peu accoutumées à être lues avec tant d’émotion.
Saisissant un moment où les exclamations de son mari lui laissaient la possibilité de se faire entendre:
– J’en reviens toujours à mon idée, dit Mme de Rênal, il convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu’il ait pour le latin, ce n’est après tout qu’un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque jour, croyant être poli, il m’adresse des compliments exagérés et de mauvais goût, qu’il apprend par cœur dans quelque roman…
– Il n’en lit jamais, s’écria M. de Rênal; je m’en suis assuré. Croyez-vous que je sois un maître de maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui?
– Eh bien! s’il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les invente, et c’est encore tant pis pour lui. Il aura parlé de moi sur ce ton dans Verrières;… et, sans aller si loin, dit Mme de Rênal, avec l’air de faire une découverte, il aura parlé ainsi devant Élisa, c’est à peu près comme s’il eût parlé devant M. Valenod.
– Ah! s’écria M. de Rênal en ébranlant la table et l’appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais été donnés, la lettre anonyme imprimée et les lettres du Valenod sont écrites sur le même papier.
Enfin!… pensa Mme de Rênal; elle se montra atterrée de cette découverte, et sans avoir le courage d’ajouter un seul mot alla s’asseoir au loin sur le divan, au fond du salon.
La bataille était désormais gagnée; elle eut beaucoup à faire pour empêcher M. de Rênal d’aller parler à l’auteur suppose de la lettre anonyme.
– Comment ne sentez-vous pas que faire une scène sans preuves suffisantes à M. Valenod est la plus insigne des maladresses? Vous êtes envié, Monsieur, à qui la faute? à vos talents: votre sage administration, vos bâtisses pleines de goût, la dot que je vous ai apportée, et surtout l’héritage considérable que nous pouvons espérer de ma bonne tante, héritage dont on s’exagère infiniment l’importance, ont fait de vous le premier personnage de Verrières.
– Vous oubliez la naissance, dit M. de Rênal, en souriant un peu.
– Vous êtes l’un des gentilshommes les plus distingués de la province, reprit avec empressement Mme de Rênal; si le roi était libre et pouvait rendre justice à la naissance, vous figureriez sans doute à la chambre des pairs, etc. Et c’est dans cette position magnifique que vous voulez donner à l’envie un fait à commenter?