– Allez, Monsieur, répondit l’évêque avec une politesse charmante; il me la faut sur-le-champ. Je suis désolé de faire attendre Messieurs du chapitre.
Quand Julien fut arrivé au milieu de la salle, il se retourna vers l’évêque et le vit qui s’était remis à donner des bénédictions. Qu’est-ce que cela peut être? se demanda Julien, sans doute c’est une préparation ecclésiastique nécessaire à la cérémonie qui va avoir lieu. Comme il arrivait dans la cellule où se tenaient les valets de chambre, il vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, cédant malgré eux au regard impérieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur.
Il se sentit fier de la porter: en traversant la salle, il marchait lentement; il la tenait avec respect. Il trouva l’évêque assis devant la glace; mais, de temps à autre, sa main droite, quoique fatiguée, donnait encore la bénédiction. Julien l’aida à placer sa mitre. L’évêque secoua la tête.
– Ah! elle tiendra, dit-il à Julien d’un air content. Voulez-vous vous éloigner un peu?
Alors l’évêque alla fort vite au milieu de la pièce, puis se rapprochant du miroir à pas lents, il reprit l’air fâché, et donnait gravement des bénédictions.
Julien était immobile d’étonnement; il était tenté de comprendre, mais n’osait pas. L’évêque s’arrêta, et le regardant avec un air qui perdait rapidement de sa gravité:
– Que dites-vous de ma mitre, Monsieur, va-t-elle bien?
– Fort bien, Monseigneur.
– Elle n’est pas trop en arrière? cela aurait l’air un peu niais; mais il ne faut pas non plus la porter baissée sur les yeux comme un shako d’officier.
– Elle me semble aller fort bien.
– Le roi de *** est accoutumé à un clergé vénérable et sans doute fort grave. Je ne voudrais pas, à cause de mon âge surtout, avoir l’air trop léger.
Et l’évêque se mit de nouveau à marcher en donnant des bénédictions.
C’est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s’exerce à donner la bénédiction.
Après quelques instants:
– Je suis prêt, dit l’évêque. Allez, Monsieur, avertir M. le doyen et Messieurs du chapitre.
Bientôt M. Chélan, suivi des deux curés les plus âgés, entra par une fort grande porte magnifiquement sculptée, et que Julien n’avait pas aperçue. Mais cette fois il resta à son rang, le dernier de tous, et ne put voir l’évêque que par-dessus les épaules des ecclésiastiques qui se pressaient en foule à cette porte.
L’évêque traversait lentement la salle; lorsqu’il fut arrivé sur le seuil les curés se formèrent en procession. Après un petit moment de désordre, la procession commença à marcher en entonnant un psaume. L’évêque s’avançait le dernier entre M. Chélan et un autre curé fort vieux. Julien se glissa tout à fait près de Monseigneur, comme attaché à l’abbé Chélan. On suivit les longs corridors de l’abbaye de Bray-le-Haut; malgré le soleil éclatant, ils étaient sombres et humides. On arriva enfin au portique du cloître. Julien était stupéfait d’admiration pour une si belle cérémonie. L’ambition réveillée par le jeune âge de l’évêque, la sensibilité et la politesse exquise de ce prélat se disputaient son cœur. Cette politesse était bien autre chose que celle de M. de Rênal, même dans ses bons jours. Plus on s’élève vers le premier rang de la société, se dit Julien, plus on trouve de ces manières charmantes.
On entrait dans l’église par une porte latérale, tout à coup un bruit épouvantable fit retentir ses voûtes antiques; Julien crut qu’elles s’écroulaient. C’était encore la petite pièce de canon; traînée par huit chevaux au galop, elle venait d’arriver; et à peine arrivée, mise en batterie par les canonniers de Leipsick, elle tirait cinq coups par minute, comme si les Prussiens eussent été devant elle.
Mais ce bruit admirable ne fit plus d’effet sur Julien, il ne songeait plus à Napoléon et à la gloire militaire. Si jeune, pensait-il, être évêque d’Agde! mais où est Agde? et combien cela rapporte-t-il? deux ou trois cent mille francs peut-être.
Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique, M. Chélan prit l’un des bâtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta. L’évêque se plaça dessous. Réellement, il était parvenu à se donner l’air vieux; l’admiration de notre héros n’eut plus de bornes. Que ne fait-on pas avec de l’adresse! pensa-t-il.
Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de très près. L’évêque le harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort poli pour Sa Majesté.
Nous ne répéterons point la description des cérémonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du département. Julien apprit, par le discours de l’évêque, que le roi descendait de Charles le Téméraire.
Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de vérifier les comptes de ce qu’avait coûté cette cérémonie. M. de La Mole, qui avait fait avoir un évêché à son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais. La seule cérémonie de Bray-le-Haut coûta trois mille huit cents francs.
Après le discours de l’évêque et la réponse du roi, Sa Majesté se plaça sous le dais, ensuite elle s’agenouilla fort dévotement sur un coussin près de l’autel. Le chœur était environné de stalles, et les stalles élevées de deux marches sur le pavé. C’était sur la dernière de ces marches que Julien était assis aux pieds de M. Chélan, à peu près comme un caudataire près de son cardinal, à la chapelle Sixtine, à Rome. Il y eut un Te Deum, des flots d’encens, des décharges infinies de mousqueterie et d’artillerie; les paysans étaient ivres de bonheur et de piété. Une telle journée défait l’ouvrage de cent numéros des journaux jacobins.
Julien était à six pas du roi, qui réellement priait avec abandon. Il remarqua pour la première fois un petit homme au regard spirituel et qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il était plus près du roi que beaucoup d’autres seigneurs, dont les habits étaient tellement brodés d’or, que, suivant l’expression de Julien, on ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments après que c’était M. de La Mole. Il lui trouva l’air hautain et même insolent.
Ce marquis ne serait pas poli comme mon joli évêque, pensa-t-il. Ah! l’état ecclésiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour vénérer la relique, et je ne vois point de relique. Où sera saint Clément?
Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la vénérable relique était dans le haut de l’édifice dans une chapelle ardente.
Qu’est-ce qu’une chapelle ardente? se dit Julien.
Mais il ne voulut pas demander l’explication de ce mot. Son attention redoubla.
En cas de visite d’un prince souverain, l’étiquette veut que les chanoines n’accompagnent pas l’évêque. Mais en se mettant en marche pour la chapelle ardente, Monseigneur d’Agde appela l’abbé Chélan; Julien osa le suivre.