Malgré les plus belles résolutions, sa fierté de femme l’empêchait tous les jours de dire à Julien: C’est parce que je parlais à vous que je trouvais du plaisir à décrire la faiblesse que j’avais de ne pas retirer ma main, lorsque M. de Croisenois posant la sienne sur une table de marbre venait à l’effleurer un peu.
Aujourd’hui, à peine un de ces messieurs lui parlait-il quelques instants, qu’elle se trouvait avoir une question à faire à Julien, et c’était un prétexte pour le retenir auprès d’elle.
Elle se trouva enceinte et l’apprit avec joie à Julien.
– Maintenant douterez-vous de moi? N’est-ce pas une garantie? Je suis votre épouse à jamais.
Cette annonce frappa Julien d’un étonnement profond. Il fut sur le point d’oublier le principe de sa conduite. Comment être volontairement froid et offensant envers cette pauvre jeune fille qui se perd pour moi? Avait-elle l’air un peu souffrant, même les jours où la sagesse faisait entendre sa voix terrible, il ne se trouvait plus le courage de lui adresser un de ces mots cruels si indispensables, selon son expérience, à la durée de leur amour.
– Je veux écrire à mon père, lui dit un jour Mathilde; c’est plus qu’un père pour moi, c’est un ami: comme tel je trouverais indigne de vous et de moi de chercher à le tromper, ne fût-ce qu’un instant.
– Grand Dieu! Qu’allez-vous faire? dit Julien effrayé.
– Mon devoir, répondit-elle avec des yeux brillants de joie.
Elle se trouvait plus magnanime que son amant.
– Mais il me chassera avec ignominie!
– C’est son droit, il faut le respecter. Je vous donnerai le bras et nous sortirons par la porte cochère, en plein midi.
Julien étonné la pria de différer d’une semaine.
– Je ne puis, répondit-elle, l’honneur parle, j’ai vu le devoir, il faut le suivre, et à l’instant.
– Eh bien! je vous ordonne de différer, dit enfin Julien. Votre honneur est à couvert, je suis votre époux. Notre état à tous les deux va être changé par cette démarche capitale. Je suis aussi dans mon droit. C’est aujourd’hui mardi; mardi prochain c’est le jour du duc de Retz; le soir, quand M. de La Mole rentrera, le portier lui remettra la lettre fatale… Il ne pense qu’à vous faire duchesse, j’en suis certain, jugez de son malheur!
– Voulez-vous dire: jugez de sa vengeance?
– Je puis avoir pitié de mon bienfaiteur, être navré de lui nuire; mais je ne crains et ne craindrai jamais personne.
Mathilde se soumit. Depuis qu’elle avait annoncé son nouvel état à Julien, c’était la première fois qu’il lui parlait avec autorité; jamais il ne l’avait tant aimée. C’était avec bonheur que la partie tendre de son âme saisissait le prétexte de l’état où se trouvait Mathilde pour se dispenser de lui adresser des mots cruels. L’aveu à M. de La Mole l’agita profondément. Allait-il être séparé de Mathilde? Et avec quelque douleur qu’elle le vît partir, un mois après son départ, songerait-elle à lui?
Il avait une horreur presque égale des justes reproches que le marquis pouvait lui adresser.
Le soir, il avoua à Mathilde ce second sujet de chagrin, et ensuite égaré par son amour il fit aussi l’aveu du premier.
Elle changea de couleur.
Réellement, lui dit-elle, six mois passés loin de moi seraient un malheur pour vous!
– Immense, le seul au monde que je voie avec terreur.
Mathilde fut bien heureuse. Julien avait suivi son rôle avec tant d’application qu’il était parvenu à lui faire penser qu’elle était celle des deux qui avait le plus d’amour.
Le mardi fatal arriva. À minuit, en rentrant, le marquis trouva une lettre avec l’adresse qu’il fallait pour qu’il l’ouvrît lui-même, et seulement quand il serait sans témoins.
«Mon père,
Tous les liens sociaux sont rompus entre nous, il ne reste plus que ceux de la nature. Après mon mari, vous êtes et serez toujours l’être qui me sera le plus cher. Mes yeux se remplissent de larmes, je songe à la peine que je vous cause, mais pour que ma honte ne soit pas publique, pour vous laisser le temps de délibérer et d’agir, je n’ai pu différer plus longtemps l’aveu que je vous dois. Si votre amitié, que je sais être extrême pour moi, veut m’accorder une petite pension, j’irai m’établir où vous voudrez, en Suisse par exemple, avec mon mari. Son nom est tellement obscur, que personne ne reconnaîtra votre fille dans Mme Sorel, belle-fille d’un charpentier de Verrières. Voilà ce nom qui m’a fait tant de peine à écrire. Je redoute pour Julien votre colère si juste en apparence. Je ne serai pas duchesse, mon père; mais je le savais en l’aimant; car c’est moi qui l’ai aimé la première, c’est moi qui l’ai séduit. Je tiens de vous une âme trop élevée pour arrêter mon attention à ce qui est ou me semble vulgaire. C’est en vain que dans le dessein de vous plaire j’ai songé à M. de Croisenois. Pourquoi aviez-vous placé le vrai mérite sous mes yeux? Vous me l’avez dit vous-même à mon retour d’Hyères: ce jeune Sorel est le seul être qui m’amuse; le pauvre garçon est aussi affligé que moi, s’il est possible, de la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis empêcher que vous ne soyez irrité comme père; mais aimez-moi toujours comme ami.
Julien me respectait. S’il me parlait quelquefois, c’était uniquement à cause de sa profonde reconnaissance pour vous: car la hauteur naturelle de son caractère le porte à ne jamais répondre qu’officiellement à tout ce qui est tellement au-dessus de lui. Il a un sentiment vif et inné de la différence des positions sociales. C’est moi, je l’avoue, en rougissant, à mon meilleur ami, et jamais un tel aveu ne sera fait à un autre, c’est moi qui un jour au jardin lui ai serré le bras.
Après vingt-quatre heures, pourquoi seriez-vous irrité contre lui? Ma faute est irréparable. Si vous l’exigez, c’est par moi que passeront les assurances de son profond respect et de son désespoir de vous déplaire. Vous ne le verrez point; mais j’irai le rejoindre où il voudra. C’est son droit, c’est mon devoir, il est le père de mon enfant. Si votre bonté veut bien nous accorder six mille francs pour vivre, je les recevrai avec reconnaissance: sinon Julien compte s’établir à Besançon où il commencera le métier de maître de latin et de littérature. De quelques bas degré qu’il parte, j’ai la certitude qu’il s’élèvera. Avec lui je ne crains pas l’obscurité. S’il y a révolution, je suis sûre pour lui d’un premier rôle. Pourriez-vous en dire autant d’aucun de ceux qui ont demandé ma main? Ils ont de belles terres! Je ne puis trouver dans cette seule circonstance une raison pour admirer. Mon Julien attendrait une haute position même sous le régime actuel, s’il avait un million et la protection de mon père…»
Mathilde, qui savait que le marquis était un homme tout de premier mouvement, avait écrit huit pages.
– Que faire? se disait Julien pendant que M. de La Mole lisait cette lettre; où est I° mon devoir, 2° mon intérêt? Ce que je lui dois est immense; j’eusse été sans lui un coquin subalterne, et pas assez coquin pour n’être pas haï et persécuté par les autres. Il m’a fait un homme du monde. Mes coquineries nécessaires seront I° plus rares, 2° moins ignobles. Cela est plus que s’il m’eût donné un million. Je lui dois cette croix et l’apparence de services diplomatiques qui me tirent du pair.