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Ce ne fut qu’en tremblant et bien caché par un grand chêne qu’il osa lever les yeux jusqu’à la fenêtre de Mlle de La Mole. Elle était hermétiquement fermée; il fut sur le point de tomber, et resta longtemps appuyé contre le chêne; ensuite, d’un pas chancelant, il alla revoir l’échelle du jardinier.

Le chaînon, jadis forcé par lui en des circonstances, hélas! si différentes, n’avait point été raccommodé. Emporté par un mouvement de folie, Julien le pressa contre ses lèvres.

Après avoir erré longtemps du salon au jardin, Julien se trouva horriblement fatigué; ce fut un premier succès qu’il sentit vivement. Mes regards seront éteints et ne me trahiront pas! Peu à peu, les convives arrivèrent au salon; jamais la porte ne s’ouvrit sans jeter un trouble mortel dans le cœur de Julien.

On se mit à table. Enfin parut Mlle de La Mole, toujours fidèle à son habitude de se faire attendre. Elle rougit beaucoup en voyant Julien; on ne lui avait pas dit son arrivée. D’après la recommandation du prince Korasoff, Julien regarda ses mains; elles tremblaient. Troublé lui-même au-delà de toute expression par cette découverte, il fut assez heureux pour ne paraître que fatigué.

M. de La Mole fit son éloge. La marquise lui adressa la parole un instant après, et lui fit compliment sur son air de fatigue. Julien se disait à chaque instant: Je ne dois pas trop regarder Mlle de La Mole, mais mes regards non plus ne doivent point la fuir. Il faut paraître ce que j’étais réellement huit jours avant mon malheur… Il eut lieu d’être satisfait du succès et resta au salon. Attentif pour la première fois envers la maîtresse de la maison, il fit tous ses efforts pour faire parler les hommes de sa société et maintenir la conversation vivante.

Sa politesse fut récompensée: sur les huit heures, on annonça Mme la maréchale de Fervaques. Julien s’échappa et reparut bientôt vêtu avec le plus grand soin. Mme de La Mole lui sut un gré infini de cette marque de respect, et voulut lui témoigner sa satisfaction, en parlant de son voyage à Mme de Fervaques. Julien s’établit auprès de la maréchale de façon à ce que ses yeux ne fussent pas aperçus de Mathilde. Placé ainsi, suivant toutes les règles de l’art, Mme de Fervaques fut pour lui l’objet de l’admiration la plus ébahie. C’est par une tirade sur ce sentiment que commençait la première des cinquante-trois lettres dont le prince Korasoff lui avait fait cadeau.

La maréchale annonça qu’elle allait à l’Opéra-Buffa. Julien y courut; il trouva le chevalier de Beauvoisis, qui l’emmena dans une loge de messieurs les gentilshommes de la chambre, justement à côté de la loge de Mme de Fervaques. Julien la regarda constamment. Il faut, se dit-il en rentrant à l’hôtel, que je tienne un journal de siège; autrement j’oublierais mes attaques. Il se força à écrire deux ou trois pages sur ce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable! à ne presque pas penser à Mlle de La Mole.

Mathilde l’avait presque oublié pendant son voyage. Ce n’est après tout qu’un être commun, pensait-elle, son nom me rappellera toujours la plus grande faute de ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux idées vulgaires de sagesse et d’honneur; une femme a tout à perdre en les oubliant. Elle se montra disposée à permettre enfin la conclusion de l’arrangement avec le marquis de Croisenois, préparé depuis si longtemps. Il était fou de joie; on l’eût bien étonné en lui disant qu’il y avait de la résignation au fond de cette manière de sentir de Mathilde, qui le rendait si fier.

Toutes les idées de Mlle de La Mole changèrent en voyant Julien. Au vrai, c’est là mon mari, se dit-elle; si je reviens de bonne foi aux idées de sagesse, c’est évidemment lui que je dois épouser.

Elle s’attendait à des importunités, à des airs de malheur de la part de Julien; elle préparait ses réponses: car sans doute, au sortir du dîner, il essaierait de lui adresser quelques mots. Loin de là, il resta ferme au salon, ses regards ne se tournèrent pas même vers le jardin, Dieu sait avec quelle peine! Il vaut mieux avoir tout de suite cette explication, pensa Mlle de La Mole; elle alla seule au jardin, Julien n’y parut pas. Mathilde vint se promener près des portes-fenêtres du salon; elle le vit fort occupé à décrire à Mme de Fervaques les vieux châteaux en ruines qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur donnent tant de physionomie. Il commençait à ne pas mal se tirer de la phrase sentimentale et pittoresque qu’on appelle esprit dans certains salons.

Le prince Korasoff eût été bien fier, s’il se fût trouvé à Paris: cette soirée était exactement ce qu’il avait prédit.

Il eût approuvé la conduite que tint Julien les jours suivants.

Une intrigue parmi les membres du gouvernement occulte allait disposer de quelques cordons bleus; Mme la maréchale de Fervaques exigeait que son grand-oncle fût chevalier de l’ordre. Le marquis de La Mole avait la même prétention pour son beau-père; ils réunirent leurs efforts, et la maréchale vint presque tous les jours à l’hôtel de La Mole. Ce fut d’elle que Julien apprit que le marquis allait être ministre: il offrait à la Camarilla un plan fort ingénieux pour anéantir la Charte, sans commotion, en trois ans.

Julien pouvait espérer un évêché, si M. de La Mole arrivait au ministère; mais à ses yeux tous ces grands intérêts s’étaient comme recouverts d’un voile. Son imagination ne les apercevait plus que vaguement et pour ainsi dire dans le lointain. L’affreux malheur qui en faisait un maniaque lui montrait tous les intérêts de la vie dans sa manière d’être avec Mlle de La Mole. Il calculait qu’après cinq ou six ans de soins il parviendrait à s’en faire aimer de nouveau.

Cette tête si froide était, comme on voit, descendue à l’état de déraison complet. De toutes les qualités qui l’avaient distingué autrefois, il ne lui restait qu’un peu de fermeté. Matériellement fidèle au plan de conduite dicté par le prince Korasoff, chaque soir il se plaçait assez près du fauteuil de Mme de Fervaques, mais il lui était impossible de trouver un mot à dire.

L’effort qu’il s’imposait pour paraître guéri aux yeux de Mathilde absorbait toutes les forces de son âme, il restait auprès de la maréchale comme un être à peine animé; ses yeux même, ainsi que dans l’extrême souffrance physique, avaient perdu tout leur feu.

Comme la manière de voir de Mme de La Mole n’était jamais qu’une contre-épreuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchesse, depuis quelques jours elle portait aux nues le mérite de Julien.

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