Ce livre résume trop fidèlement toutes les putridités de la littérature contemporaine pour ne pas soulever un peu de colère. Je n’aurais rien dit d’une fantaisie individuelle, mais à cause de la contagion il y va de toutes nos lectures. Forçons les romanciers à prouver leur talent autrement que par des emprunts aux tribunaux et à la voirie.
A la vente de ce pacha qui vient de liquider sa galerie tout comme un Européen, M. Courbet représentait le dernier mot de la volupté dans les arts par un tableau qu’on laissait voir, et par un autre suspendu dans un cabinet de toilette qu’on montrait seulement aux dames indiscrètes et aux amateurs. Toute la honte de l’école est là dans ces deux toiles, comme elle est d’ailleurs dans les romans: la débauche lassée et l’anatomie crue. C’est bien peint, c’est d’une réalité incontestable, mais c’est horriblement bête.
Quand la littérature dont j’ai parlé voudra une enseigne, elle se fera faire par M. Courbet une copie de ces deux toiles. Le tableau possible attirera les chalands à la porte; l’autre sera dans le sanctuaire, comme la muse, le génie, l’oracle.
Ferragus
La réponse de Zola dans «Le Figaro», 31 janvier 1868
Vous êtes chef des Dévorants, monsieur, et vous m’avez dévoré en toute conscience! Je vous jure que j’aurais eu la bonté d’âme de me laisser manger sans me plaindre, si vous vous étiez contenté du misérable morceau que je pouvais offrir personnellement à votre furieux appétit. Mais vous attaquez toutes mes croyances, vous mordez MM. de Goncourt que j’aime et que j’admire, vous écrivez un réquisitoire contre une école littéraire qui a produit des œuvres vivantes et fortes. J’ai droit de réponse, n’est-ce pas? non pour me défendre, moi chétif, mais pour défendre la cause de la vérité.
C’est entendu, je me mets à part, je ne me rappelle plus même que je suis l’auteur de Thérèse Raquin. Vous avez parlé de charnier, de pus, de choléra, je vais parler à mon tour des réalités humaines, des enseignements terribles de la vie.
Je vous avoue, monsieur, que je vous aurais répondu tout de suite si je n’avais éprouvé un scrupule bête. J’aime à savoir à qui je m’adresse, votre masque me gêne. J’ai peur de vous dire des choses désagréables sans le vouloir. Oh! je me suis creusé la tête. J’ai épelé votre article, fouillant chaque mot, cherchant une personnalité connue au fond de vos phrases. Je déclare humblement que mes recherches ont été vaines. Votre style a un débraillé violent qui m’a dérouté. Quant à vos opinions, elles sont dans une moyenne honnête ne portant pas de signature individuelle.
On m’a bien cité quelques noms: mais, vraiment, monsieur, si vous êtes un de ceux que l’on m’a nommés, il est à croire que le masque vous a donné le langage bruyant et lâché de nos bals publics. Quand on a le visage couvert, on peut se permettre l’engueulement classique, surtout en un temps de carnaval. Je me plais à penser que, dans un salon, vous dévorez les gens avec plus de douceur.
Donc, monsieur, je n’ai pu vous reconnaître. J’essaie de répondre posément et sagement à un inconnu déguisé en Matamore qui, en se rendant un samedi à l’Opéra, a rencontré un groupe de littérateurs, et qui a voulu les effrayer en faisant la grosse voix.
Vous avez émis, monsieur, une étrange théorie qui inaugure une esthétique toute nouvelle. Vous prétendez que si un personnage de roman ne peut être mis au théâtre, ce personnage est monstrueux, impossible, en dehors du vrai. Je prends note de cette incroyable façon de juger deux genres de littérature si différents: le roman, cadre souple, s’élargissant pour toutes les vérités et toutes les audaces, et la pièce de théâtre qui vit surtout de conventions et de restrictions.
Certes non, on ne pourrait mettre Germinie Lacerteux sur les planches où gambade Mlle Schneider. Cette «cuisinière sordide», selon votre expression, effaroucherait le public qui se pâme devant les minauderies poissardes de la Grande-Duchesse. Oh! le public de nos jours est un public intelligent, délicat et honnête: Molière l’ennuie; il applaudit la musique de mirliton de MM. Offenbach et Hervé; il encourage les niaiseries folles des parades modernes. Évidemment, ce public-là sifflerait Germinie Lacerteux, coupable d’avoir du sang et des nerfs comme tout le monde.
Et pourtant je jurerais qu’un faiseur se chargerait de la lui imposer. Il s’agirait simplement de transformer Germinie en une cuisinière délaissée par son sapeur, qui se lamente et va se faire périr. Au dénouement, pour ne pas troubler la digestion du public, le sapeur viendrait rendre la vie à sa payse. Thérésa serait superbe dans un pareil rôle, et l’on irait à la centième représentation, n’est-ce pas?
Sans plaisanter davantage, monsieur, comment n’avez-vous pas compris que notre théâtre se meurt, que la scène française tend à devenir un tremplin pour les paillasses et les sauteuses? Et vous voulez, avant d’accepter et d’admirer les personnages d’un roman, les faire rebondir sur ce tremplin et savoir s’ils exécutent la cabriole des poupées applaudies! Mais ne voyez-vous pas qu’en France on ne va au théâtre que pour digérer en paix. Demandez aux auteurs dramatiques de quelque talent les rages qu’ils ont parfois contre ce public pudibond et borné, qui ne veut absolument que des pantins, qui refuse les vérités âpres de la vie. Nos foules demandent de beaux mensonges, des sentiments tout faits, des situations clichées; elles descendent souvent jusqu’aux indécences, mais elles ne montent jamais jusqu’aux réalités.
Lisez l’Histoire de la littérature anglaise de M. Taine, et vous verrez ce qu’on peut oser sur la scène chez un peuple auquel son tempérament permet d’assister au spectacle réel de nos passions. Vycherley et Swift n’auraient pas hésité à mettre Germinie au théâtre. Nous autres, nous préférons les vaudevillistes gais ou funèbres: Scribe sera toujours le maître de la scène française.
Ah! monsieur, si le théâtre se meurt, laissez vivre le roman. Ne mettez pas le romancier sous le joug du public. Accordez lui le droit de fouiller l’humanité à son aise, et ne déclarez pas ses créations monstrueuses, parce que les spectateurs, qui ont lu les Mémoires d’une femme de chambre, se prétendent révoltés par le spectacle d’une vérité humaine qui passe.
Vous ne comprenez que le nu de mademoiselle***. C’est plastique, dites-vous. Les charmes de mademoiselle*** n’avaient pas besoin de cette réclame, je crois; mais je suis heureux de savoir comment vous comprenez la chair.
Ainsi, monsieur, il ne vous déplairait pas trop que Germinie Lacerteux fût en maillot, pourvu qu’elle eût les jambes bien faites. Je commence à soupçonner ce qu’il vous faut; une peau soyeuse, des contours fermes et arrondis, une gaze transparente voilant à peine des trésors de volupté.
Le malheur est que Germinie n’est pas en maillot, la pauvre femme; il n’est même pas certain qu’elle ait les jambes bien faites. Puis elle sent le graillon; elle ne vaut pas mademoiselle***, en un mot. C’est une misérable proie pour le plaisir, tel que vous paraissez l’entendre. Elle a encore un défaut immense: c’est qu’elle ne s’est pas vendue dès l’âge de seize ans; elle a grandi dans des pensées d’honneur, dans des répugnances invincibles pour le vice, et elle n’a roulé au fond de l’égout que poussée par les faits, poussée par ses nerfs et son sang. Que voulez-vous? Germinie n’est pas une courtisane; Germinie est une malheureuse que les fatalités de son tempérament ont jetée à la honte. Toutes les femmes ne sont pas «plastiques».
Vous restez à fleur de peau, monsieur, tandis que les romanciers analystes ne craignent pas de pénétrer dans les chairs. C’est moins voluptueux, et moins agréable, je le sais; les tableaux vivants, les apothéoses de féerie sont excellents pour procurer des rêves amoureux: la vue d’une salle d’amphithéâtre est au contraire écœurante pour ceux qui n’ont pas l’amour austère de la vérité. Je crains bien que nous ne nous entendions pas. Je trouve fort indécente l’exhibition de certaines actrices, et je n’éprouve qu’une douleur émue en face des plaies intérieures du corps humain.